La nature de mes amies

Au risque de décevoir les amateurs et amatrices de gossips sur la vie privée des fonctionnaires de la Ville de Genève, je ne vous raconterai pas l’histoire de mes rencontres féminines lors de mes lointains voyages. Mes amies, âgées de plus de 100 millions d’années, sont des poissons dont a retrouvé les restes fossilisés et dont on vient de publier les études.

Pour les lecteurs qui n’ont pas abandonné la lecture de ce billet devenu soudainement austère, vous apprendrez peut-être que les amies sont des poissons qui vivent aujourd’hui en Amérique du Nord et qui sont connus par deux espèces uniquement (Amia calva et A. ocellicauda). On les appelle aussi amie chauve, poisson-castors ou choupiques, comme quoi certaines espèces ont le chic pour s’affubler de noms bizarres ! Le groupe auquel elles appartiennent, les halécomorphes, était beaucoup plus diversifié à l’époque des dinosaures. Celles dont il est question ici vivaient à l’âge de la craie, au Crétacé.

Une des deux espèces d’amie actuelle (Amia sp.) qui vient d’Amérique du Nord

Les charmes paléoichtyologiques de l’Orient

La première de ces nouvelles amies vient de Thaïlande. Elle a été découverte par une équipe nippo-thaïlandaise près de la ville de Khorat, dans le nord-est du pays. Elle appartient à une sous-famille éteinte, proche des amies modernes (les amiinés) qui s’appellent les sinamiinés. Le préfixe sin- fait référence à la Chine où des représentants de cette sous-famille ont été découverts pour la première fois il y a une centaine d’années.

Depuis, des sinamiinés ont été trouvés dans diverses régions de Chine, au Japon, dans les deux Corées et, depuis 2007, en Thaïlande. Pour ces dernières, on a créé le genre Siamamia, en jouant sur les préfixe sin- pour la Chine et siam- pour la Thaïlande. Ce petit jeu de mot paléontologique, dont je suis l’auteur, ne facilite pas la clarté du message ; j’en suis conscient et fort désolé…

L’espèce de Thaïlande s’appelle Siamamia naga, le nom naga faisant référence aux serpent-dragons qui batifolent dans le Mékong et ornent les temples du pays (cf. ce billet du MuséumLab).

Le site de Ban Krok Duean Ha, dans la province de Nakhon Ratchasima en Thaïlande, fouillé par une équipe nippo-thaïlandaise d’où proviennent les fossiles de Khoratamia phattharajani.

Le roi, l’empereur et les princesses des poissons

Le plus beau des trois nouveaux spécimens de sinamiinés collectés est très bien préservé, en trois dimensions et presque pas déformé. Son étude a révélé qu’il s’agit d’un nouveau genre et espèce nommé Khoratamia phattharajani. Le nom de genre vient de la ville de Khorat et le nom de l’espèce est dérivé de Phatthara + Rajan, un des titres donnés au précédent roi de Thaïlande (pas à son successeur, à ma satisfaction), Bhumibol ou Rama IX.

L’holotype de Khoratamia phattharajani, à droite, et la reconstitution de son crâne, à gauche.

Nos collègues japonais souhaitaient mentionner le roi Bhumibol afin de souligner l’étroite collaboration entre le Royaume du Siam et l’Empire du soleil levant en matière ichtyologique, notamment à travers un don fait par l’empereur Akihito à la Thaïlande de 50 tilapias, un poisson d’origine Est-Africaine qui se retrouve depuis dans les assiettes du pays.

Notons au passage que les noms donnés aux organismes vivants ou fossiles font souvent références à des personnages*. Ces personnes sont parfois de bonnes personnes et parfois de mauvaises personnes. Elles sont parfois impliquées directement dans les sciences naturelles ou parfois pas du tout. Mais, toujours, leur nom reflète un peu de l’histoire de la discipline et un peu de l’histoires des gens qui la pratique. Vouloir appliquer une « cancel science » en proposant de dénommer toutes les espèces dont les noms scientifiques font référence à des personnages au comportement critiquable ou condamnable, comme cela est proposé par certains collègues systématiciens, est absurde. Effacer les traces du mal ne fait pas disparaître le mal.

Mais revenons à mes amies, notamment Uthumporn Deesri et Wilailuck Naksri, collègues thaïes et véritables amies cette fois, qui, avec d’autres scientifiques thaïlandais et japonais, ainsi qu’avec la collaboration de mon étudiante Tamara E-Hossny et de moi-même, ont décrit avec moult détails ce nouveau poisson fossile dans cet article. Nous avons aussi démontré que sa petite sous-famille est évolutivement plus proche des amies actuelles qu’on l’avait généralement pensé.

Mystérieuses gemmes australes

Changeons d’hémisphère et cap sur l’Australie à la rencontre d’une autre de mes amies. Celle-là brille comme un bijou. On pourrait d’ailleurs la monter en bague ou en diadème car cette amie est une opale ! (D’autres fossiles de poissons, d’ailleurs, ont été utilisé comme bijoux, tels que ces crapaudines qui ornent une couronne.) L’opale est une forme de silice avec des impuretés qui lui donnent ses couleurs. A l’origine liquide, l’opale s’infiltre et précipite dans les interstices et autres vides dans le sol. Ces vides sont parfois l’empreinte négative d’un organisme qui s’est décomposé (os, dent, coquille, etc.). Ces sortes de moules naturels se remplissent du liquide minéralisé, fabriquant ainsi des copies naturelles des pièces originales. On obtient alors un fossile fait d’opale.

C’est dans des mines à opales de Nouvelles Galles du Sud, dans le centre-est de l’Australie, que parmi les nombreux morceaux d’origine uniquement minérale utilisés pour la joaillerie sont parfois découverts des fossiles complètement opalisés. Il s’agit de dents de requins ou de reptiles, d’ossements divers dont des reptiles marins et, ce qui nous intéresse ici, de morceaux de mâchoires d’amies (en fait, des cousines d’amies mais on reste toujours dans la famille). Avec mon collègue Rodney Berrell, de la Curtin University, avec qui j’ai déjà eu l’occasion d’étudier des fossiles de poissons australiens dont cet étrange poisson à grande gueule, en compagnie de deux chercheuses de cette même université et une spécialiste d’opale de l’Australian Opal Centre à Lightning Ridge, nous avons décrit ces morceaux de mâchoires (Berrell et al., 2023).

Les quelques fragments de mâchoires opalisés rapportés au genre Calamopleurus en provenance de Lightning Ridge en Australie.

Un voyage au cœur du Gondwana

Notre amie avait ses dents bien abîmées d’être restée une centaine de millions d’années sous terre. Mais avec les petits morceaux qui subsistaient, nous avons pu identifier ces restes comme étant ceux d’un Calamopleurus. Calamopleurus, quésaco ? Il s’agit d’un gros poisson prédateur du Crétacé inférieur dont les fossiles ont été découverts au Brésil, puis au Maroc. Ce poisson, qui vivait dans des eaux marines et saumâtres, a réussi à passer de l’Atlantique sud à l’Australie. Il faut dire qu’à l’époque, L’Atlantique sud commençait seulement à s’ouvrir, et la pointe sud de l’Afrique s’était séparée de l’Antarctique ouvrant un passage marin vers l’Australie qui était encore attachée à l’Antarctique.  Ces poissons ont parcouru de jeunes océans en cours d’ouverture pour se rendre en Australie. Voilà comment des pauvres petits morceaux de mâchoires de vieux poissons, en opale tout de même, nous donnent quelques informations sur les liens marins qui existaient entre les continents, en l’occurrence les continents de l’hémisphère sud qui formaient ce qu’on appelle le Gondwana.

 

→ Article disponible sur abonnement : Berrell, R. W., Cavin, L., Trinajstic, K., Boisvert, C., & Smith, E. T. (2023). The first record of amiid fishes (Halecomorphi, Amiiformes, Amiidae, Calamopleurini?) from Eastern Gondwana. Cretaceous Research, 148, 105538.

→ Article disponible gratuitement : Deesri, U., Naksri, W., Jintasakul, P., Noda, Y., Yukawa, H., Hossny, T. E., & Cavin, L. (2023). A New Sinamiin Fish (Actinopterygii) from the Early Cretaceous of Thailand: Implications on the Evolutionary History of the Amiid Lineage. Diversity, 15(4), 491.

 

*Au passage, et au risque de pêcher par orgueil, je ne peux pas m’empêcher de citer la toute récente découverte d’une libellule dans des roches du Crétacé du Liban nommée Libanogomphus lionelcavini par mon collègue Dany Azar de l’Université libanaise. Merci Dany !

→ Article correspondant disponible sur abonnement : Azar, D., & Nel, A. (2023). Libanogomphidae, a new extraordinary dragonfly family from the Upper Cretaceous of Lebanon (Odonata, Anisoptera). Cretaceous Research, 148, 105501.

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