Calypso, la nymphe des paléoichtyologues

Gavdos, une île d’à peine 30 km² au large de la Crète, est la terre la plus méridionale de l’Europe. Certains voient en elle l’antique Ogygie, l’île où la nymphe Calypso retint par amour le pauvre Ulysse lors de son retour à Ithaque pendant 7 ans. Ce petit morceau de terre perdu dans la mer de Libye contient des trésors bien plus anciens que l’époque de l’Odyssée : des poissons fossiles.

La petite île de Gavdos au sud de la Crète.

Étonnement, le jeu de la tectonique des plaques a réuni sur un si petit territoire trois faunes distinctes de poissons fossiles. On y trouve d’une part des fossiles de poissons datés du Messinien, une période vieille d’environ 6 millions d’années caractérisée par une Méditerranée quasiment asséchée (mais pas complètement puisqu’on y trouve des poissons !). Ensuite, il y a des poissons datés du Tortonien, une période un peu plus ancienne âgée d’une dizaine de millions d’années. Mais surtout, pour nous, il y a des poissons du Maastrichtien, le dernier étage du Crétacé daté d’environ 68 millions d’années, soit quelques millions d’années seulement avant l’extinction de masse qui vit la disparition des dinosaures non-aviens.

Un collègue géologue à l’université d’Athènes, Apostolos Alexopoulos, m’avait transmis il y a plus d’une dizaine d’années quelques fossiles provenant de ces couches du Crétacé. Plus précisément, les fossiles avaient été découverts sur des dalles calcaires pavant une allée conduisant à une petite chapelle. Était-ce des symboles chrétiens placés sur ce lieu sacré par d’anciens fidèles ? Que nenni, les poissons des dalles, à peine reconnaissables par un œil non-averti, avaient été placés là par hasard et par un descendant de l’architecte du même nom (pas Hasard, mais Dédale).

 

De redoutables carnassiers

Les poissons fossiles ont été identifiés et rattachés à deux groupes de poissons prédateurs marins disparus lors de l’extinction de masse de la fin du Crétacé, les ichthyodectiformes et les enchodontidés. Les ichthyodectiformes comprennent notamment le fameux Xiphactinus, le « poisson bouledogue » en anglais, qui pouvait probablement dépasser 5 mètres de longueur et dont les dents d’une dizaine de centimètres étaient parmi les pires dents de la mer de l’époque. Les enchodontidés étaient de taille plus modeste, quelques dizaines de centimètres de long. Mais regardées de près, leurs mâchoires n’étaient pas moins impressionnantes avec des dents mandibulaires tellement développées qu’elles dépassaient du sommet du museau en le traversant de part en part.

La tête de Xiphactinus, un énorme poisson carnivore du Crétacé cousin d’une des espèces découvertes à Gavdos. Ce poisson est appelé « poisson bouledogue » pour des raisons évidentes…

Afin de dater précisément la roche qui contient ces fossiles, André Piuz a examiné les microfossiles qu’elle contient. Les lames minces ont montré une grande diversité de foraminifères pélagiques, c’est-à-dire des microorganismes qui vivent dans la colonne d’eau, du plancton, et non pas sur le fond de l’océan. En plus de dater les poissons fossiles – ils vivaient au Maastrichtien moyen à supérieur, soit environ 68 millions d’années – les microfossiles indiquent que les poissons sont morts dans un milieu plutôt profond et pauvre en oxygène, d’où leur bonne conservation.

Quelques-uns des foraminifères identifiés par André Piuz qui permettent de dater le site paléontologique et de reconstituer le paléoenvironnement.

Après cette première étude (Cavin et al., 2012), l’actualité paléoichtyologique de Gavdos a retrouvé la douce torpeur de ses plages hivernales avant que ne débarquent les touristes et, surtout, avant l’arrivée de l’enthousiaste paléontologue Thodoris Argyriou ! Comme son nom le laisse supposer, Thodoris est grec. Mais en plus, c’est un brillant paléoichthyologue qui a effectué sa thèse à l’Université de Zürich, puis des travaux de recherche au Muséum national d’histoire naturelle de Paris et au Musée d’histoire naturelle de Munich où il se trouve actuellement.

 

Différentes méthodes de fouilles

Comme tout bon paléontologue, Thodoris entreprit de retrouver l’origine des dalles qui contiennent les fossiles. Aidé d’une carte géologique, de discussions avec les insulaires et de quelques prospections, le lieu d’extraction des dalles fut localisé dans la partie orientale de l’île, là où se trouve justement une petite carrière abandonnée. C’est dans cette caillasse que je retrouvais en août 2019 Thodoris, en compagnie de notre collègue Jorge Carrillo-Briceño, chercheur spécialiste des vertébrés du Venezuela en poste à l’Université de Zürich. Pendant quelques jours nous travaillâmes dur sous le soleil écrasant de la Mer Libyque. Mais nos efforts ne furent pas récompensés ; l’esprit de Calypso semblait se détourner de notre quête malgré nos libations vespérales en son honneur.

Fouilles (improductives) dans une carrière de l’île de Gavdos par le chef de la mission, Thodoris Argyriou.

Un bon scientifique doit savoir réorienter son axe de recherche lorsque celui-ci ne s’avère plus fructueux. C’est ce que Thodoris décida en laissant tomber l’exploitation de la carrière et en entamant la prospection des dalles pavant les alentours des bâtiments de l’île. L’image du paléontologue de terrain y pris un coup ! L’éclatement des roches sous les coups de marteau des paléontologues – torse-nu et muscles bandés ruisselant de sueur – se transforma en exploration à quatre pattes – les fesses pointant vers le ciel et la tête plongeant vers le sol – à la recherche des précieux fossiles. La nouvelle technique, moins photogénique, fut cependant plus efficace…

Exploration (très productive) des dalles pavant les alentours du phare de Gavdos (en compagnie d’un petit garçon très peu productif).

Progressivement, des squelettes plus ou moins complets de poissons sont découverts; ici devant le porche d’un bâtiment; là au pied d’un mur. Parfois, les fossiles sont un peu usés par les chaussures des visiteurs. Souvent, ils sont incomplets car leur carcasses ont été transportées sur le fond de l’océan avant qu’elles ne se fossilisent il y a des dizaines de millions d’années. Parmi ces morceaux de squelettes, il y a une mâchoire isolée garnie de dents triangulaires qui se chevauchent les unes les autres. Si le fossile ne mesurait pas 10 centimètres mais, disons, 100 centimètres, cette mâchoire n’aurait rien à envier à celle d’un requin blanc !

 

Que nous racontent ces petits poissons ?

Une fois l’étude achevée (Argyriou et al. 2022), il s’avère que cette mâchoire appartient à un poisson nouveau de la famille des enchodontidés. Quoi de plus normal alors que de dédier ce poisson nouveau pour la science à la nymphe du lieu, Calypso, et à un paléontologue grec, le Dr. Parisis Pavlakis. Cela donne Calypsoichthys pavlakiensis. Parmi les autres poissons, on trouve essentiellement d’autres espèces carnivores, notamment une nouvelle espèce longirostre d’un genre déjà connu que l’on a nommé Ichthyotringa pindica, pindica rappelant que le fossile a été découvert dans une unité géologique nommée Pindos. Les fines dents pointues orientées vers l’avant indiquent clairement que l’animal chassait de petits poissons. Toutes les espèces du Crétacé de Gavdos, ou presque, appartiennent à des groupes de poissons carnassiers, bien diversifiés à cette époque. Ils seront tous les victimes, quelques millions d’années plus tard, de la catastrophe qui a fait disparaître en même temps qu’eux les dinosaures.

Les deux nouvelles espèces de poissons de l’île de Gavdos connues surtout par leurs mâchoires fortement armées. Calypsoichthys pavlakiensis devait se nourrir de calamars ou d’ammonites dont il coupait les chairs avec ses dents en forme de lame alors qu’Ichthyotringa pindica devait percer ses proies de ses dents pointues.

Si ce sont les dinosaures, sauf les oiseaux, et les poissons carnassiers marins qui disparaissent lors de cette extinction de masse, ce n’est pas un hasard. On constate en effet que les organismes situés dans les chaînes alimentaires basées sur la production primaire (plantes et phytoplancton) sont particulièrement touchés par la catastrophe (dinosaures herbivores et carnivores ; poissons planctivores et carnassiers), alors que les organismes placés dans des chaînes alimentaires basées sur la matière en décomposition (humus, fragments organiques) sont beaucoup moins touchés (insectes, petits mammifères, oiseaux, squamates ; poissons d’eau douce, poissons de grand fond). Ce schéma correspond bien aux conséquences que l’on peut attendre de l’impact d’une météorite.

 

Voilà, les recherches à Gavdos sont encore très préliminaires. On ne doute pas que de belles découvertes nous attendent sur cette île, mais aussi dans les couches de roche équivalentes en Grèce continentale où Thodoris a déjà démarré les recherches (Argyriou & Davesne 2021).

 

→ Article disponible gratuitement : Argyriou, T., Alexopoulos, A., Carrillo-Briceño, J. D., & Cavin, L. (2022). A fossil assemblage from the mid–late Maastrichtian of Gavdos Island, Greece, provides insights into the pre-extinction pelagic ichthyofaunas of the Tethys. PloS one, 17(4), e0265780.

→  Article original disponible à la bibliothèque du Muséum

→ Article disponible sur abonnement : Cavin, L., Alexopoulos, A., & Piuz, A. (2012). Late Cretaceous (Maastrichtian) ray-finned fishes from the island of Gavdos, southern Greece, with comments on the evolutionary history of the aulopiform teleost Enchodus. Bulletin de la Société géologique de France, 183(6), 561-572.

Article disponible gratuitement : Argyriou, T., & Davesne, D. (2021). Offshore marine actinopterygian assemblages from the Maastrichtian–Paleogene of the Pindos Unit in Eurytania, Greece. PeerJ, 9, e10676.

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