La Suisse abrite une grande diversité d’insectes, estimée entre 44 000 et 60 000 espèces. Celles-ci assurent des fonctions écologiques variées allant bien au-delà de seulement se nourrir de notre sang ou de nous piquer pour défendre leur accès aux ressources. Elles sont également bien davantage que celles qui, comme les demoiselles ou les papillons, nous ravissent de leurs vols gracieux. En effet, la grande majorité des espèces d’insectes passe incognito sous le regard du quidam, croquant discrètement la feuille d’un arbre ou d’une herbacée bien spécifique, décomposant le bois mort, ou encore se nourrissant du nectar de certaines fleurs de nos prairies. Pourtant, les insectes ont des rôles clés au sein des écosystèmes : ils contribuent à la pollinisation des plantes sauvages et des cultures ainsi qu’au recyclage de la matière organique. Pour preuve : leur biomasse à l’échelle de la planète, qui était (jusqu’il y a peu) largement supérieure à celle des vertébrés terrestres.

Victimes de la 6ème extinction de masse

Toutefois, les insectes sont les victimes silencieuses de la sixième extinction de masse. Celle-ci débuta globalement lorsque Homo sapiens est sorti d’Afrique il y a 150’000 ans et n’a, dans un premier temps, concerné que la mégafaune des vertébrés. Paresseux géants, mammouths, moas et autres thylacines en sont des victimes emblématiques. Mais depuis le développement et l’utilisation massive des pesticides, recyclés à partir d’armes chimiques mises au point pendant les deux grandes guerres, ce sont les invertébrés qui s’éteignent à leur tour.

Depuis des dizaines d’années, les scientifiques ont observé une diminution substantielle de la biodiversité des invertébrés, et en particulier, de celle des insectes. Cette observation est corroborée par notre mémoire commune : qui n’a pas en tête les pare-brises souillés par les insectes écrasés lors des voyages en voiture de notre enfance ? Aujourd’hui, même après une centaine de kilomètres parcourus, nos voitures restent quasiment immaculées. A partir des années 80, les programmes de suivi et les listes rouges ont commencé à donner des indications sur ce déclin. Les informations ainsi obtenues ont permis de constituer le point de référence qui permet de comparer l’état actuel de la diversité. Des statistiques qui font froid dans le dos ont découlé de ces observations : depuis les années 70, l’abondance des populations d’insectes décline de 3% par année, que l’on se situe dans un milieu tempéré ou sous les tropiques. Néanmoins, par rapport à d’autres groupes comme les vertébrés, nous disposons de données assez réduites car peu d’études ont été menées sur les insectes.

Un programme pour améliorer la situation des insectes en Suisse

Récemment, le rapport de l’Académie Suisse des Sciences sur la Diversité des insectes en Suisse a mis en évidence le déclin massif de la diversité des insectes. Ce rapport présente pour la première fois un programme en 12 points pour leur conservation et leur promotion. Cette perte de diversité s’exprime de différentes manières, allant de la diminution de l’aire de distribution d’espèces à leur disparition complète du territoire national suisse. A une échelle plus fine, deux phénomènes étroitement liés et généralement difficiles à identifier ont lieu : la réduction drastique de la taille des populations et la diminution de leur diversité génétique. Bien que largement négligés dans les études scientifiques récentes, ces processus sont cruciaux car ils déterminent la résilience des écosystèmes et les capacités d’adaptation des populations face à des changements environnementaux et donc leur survie à plus ou moins long terme.

Actuellement en Suisse, un manque de connaissances subsiste quant à l’ampleur, aux causes et à la cinétique de ce déclin. Ce manque de connaissances est en partie lié à un manque de données historiques précises puisque, jusqu’à récemment, aucune donnée sur l’abondance des populations n’était récoltée au-delà de quelques études anecdotiques. Autrement dit, nous ne savons pas quand le déclin des populations d’insectes a commencé, combien de populations et d’espèces ont été rayées à jamais de Suisse, et quelles sont les facteurs anthropiques majeurs associés à ce déclin. Naturellement, l’utilisation de pesticides chaque fois plus toxiques et la transformation des habitats sont en grande partie des causes de ce déclin, mais nous ne sommes pas en mesure aujourd’hui de quantifier précisément l’action des différents pesticides utilisés en Suisse depuis bientôt une centaine d’années. Les néonicotinoïdes, si puissants, font-ils comparativement plus de dégâts sur les populations d’insectes que le DDT pulvérisé au siècle passé ?

Les spécimens de Polyommatus icarus ou azuré commun créent un paysage coloré dans les boîtes entomologiques. Les individus bleus correspondent à des mâles avec leurs ailes vues de dessus, les bruns sont des femelles présentant également le dessus de leurs ailes, tandis que les spécimens blancs sont soit des femelles, soit des mâles épinglés où l’on peut voir le dessous des ailes. Les petites étiquettes que l’on peut voir sous chaque individu apportent des informations précieuses sur la date et la localisation de la collecte ainsi que sur le collecteur.
© Camille Pitteloud

Une machine à remonter le temps

Pour répondre à ces questions, quoi de mieux que de construire une machine à remonter le temps … Et faute de maîtriser l’espace-temps quantique, quid de jeter un coup d’œil à la richesse de nos collections d’histoire naturelle ? En effet, les musées d’histoire naturelle suisses abritent de vastes collections d’insectes récoltés depuis plusieurs siècles qui constituent un échantillonnage très complet de la diversité de notre territoire helvétique. Le nombre d’individus que l’on retrouve dans les collections ne reflète naturellement pas directement la taille des populations passées puisque de tout temps les collect(ionn)eurs ont été tentés de n’attraper que les plus belles espèces. Cependant, ces spécimens historiques contiennent en leur sein quelque chose qui permet de décrypter l’état de leur population au moment où ils ont été capturés : leur ADN.

En effet, en étudiant l’ADN de ces échantillons historiques, il est possible d’estimer la diversité génétique de leur population d’origine et ainsi d’inférer la taille des populations à cette époque. Pour faire simple, un spécimen très consanguin, qui verrait les chromosomes hérités de sa mère ressembler fortement à ceux hérités de son père, a de fortes chances d’être issu d’une petite population. A contrario, un individu dont les chromosomes paternels et maternels sont très différents, aura de bonnes chances d’être issu d’une grande population, par essence plus encline à abriter une grande diversité génétique. Naturellement, si l’on étudie qu’un seul spécimen, on peut tomber par hasard sur un individu issu du croisement entre cousins, ou sur un spécimen qui est justement la descendance d’un individu autochtone et d’un autre issu d’une migration récente. Mais si l’on en étudie une douzaine, alors statistiquement, on aura une plus grande probabilité d’estimer la diversité, et donc la consanguinité d’une population.

Jusqu’à présent, ces spécimens historiques n’ont été que peu utilisés dans ce but car l’ADN des spécimens qui ont été épinglés puis placés dans des cadres entomologiques où ils sont stockés depuis des décennies, voire des siècles, est en général endommagé (on dit qu’il est fragmenté) et en faible concentration. Grâce à des techniques innovantes développées au Muséum d’histoire naturelle de Genève (MHNG), comme la méthode HyRAD, il est toutefois possible d’extraire et de séquencer cette information génétique, en particulier en allant à la pêche aux fragments d’ADN d’intérêt avec des sondes développées dans ce but. Une fois les séquences d’ADN comparées entre spécimens et entre populations, et les niveaux de consanguinité de ces dernières déterminés, le tour est joué : retracer le déclin des insectes est désormais possible !

Sur la photo, on peut voir un individu de l’espèce Omocestus viridulus photographié à Vals pendant la campagne de terrain 2021. En arrière-plan, on voit le matériel qui a été utilisé pour l’échantillonnage : pinces, boîtes de tubes remplies avec de l’alcool ou encore les dossiers pour noter les dates et localisations de l’échantillonnage.
© Ines Carrasquer

Étant donné l’urgence à comprendre la crise de la biodiversité actuelle pour tenter d’en identifier les causes les plus saillantes, l’Office Fédéral de l’Environnement a mandaté en 2019 une équipe du MHNG afin d’étudier l’histoire des populations de 12 espèces d’insectes en Suisse depuis le début du 20ème siècle. Tout d’abord, nous avons sélectionné la liste des espèces à étudier. Pour cela, nous avons décortiqué l’ensemble des bases de données existantes regroupant les principales collections entomologiques suisses et complété celles-ci par un fastidieux travail de numérisation. Sur ces 12 espèces, on compte ainsi trois papillons, trois criquets, un coléoptère, deux éphémères et trois abeilles. Dans un deuxième temps, nous avons identifié les localités pour lesquelles nous avions suffisamment d’échantillons historiques pour identifier avec précision les niveaux de consanguinité au cours du temps, notamment dans la première moitié du XXème siècle, qui est aujourd’hui la période pour laquelle le niveau d’information sur un possible début du déclin des insectes (antérieur aux années 70) manque le plus cruellement. Au total, plus de 161 localités ont été identifiées pour les douze espèces. Parmi elles, l’Azuré commun (Polyommatus icarus) est l’espèce pour laquelle nous avons déterminé le plus de populations historiques conservées dans les collections (au total 36). Un travail d’échantillonnage dans les collections muséales est actuellement en cours pour extraire l’ADN de ces échantillons. Mais ce travail ne s’effectue pas seulement dans la pénombre des collections ! Une première campagne de terrain a eu lieu durant l’été 2022 afin d’échantillonner les populations actuelles dans ces localités et de déterminer l’état de leur diversité génétique et donc de leur niveau de consanguinité. Ne vous inquiétez pas, nous ne prélevons qu’une des pattes de ces spécimens avant de les libérer. Aussi terrible que cela puisse paraître, la perte d’une patte n’a pas d’impact significatif sur la survie des individus.

Le risque de contamination d’ADN entre individus nous oblige à porter des gants et à stériliser le matériel de travail d’un individu à un autre. Sur la photo, Ines Carrasquer, étudiante en doctorat chargée du projet, échantillonne des individus de Bombus pascuorum, le bourdon des champs, dans la collection entomologique de l’École polytechnique fédérale de Zurich.
© Aristide Parisod

Des questions en suspens

Suite à l’échantillonnage dans les collections, nous retournerons cet été sur le terrain avant de commencer les analyses au laboratoire. C’est dans une année, en 2023, que nous aurons les premiers résultats grâce auxquels nous pourrons répondre à certaines des questions cruciales posées plus haut, ainsi qu’à une myriade d’autres interrogations. Quand est-ce que le déclin a commencé ? Avant ou après la deuxième guerre mondiale ? Est-ce que tous les insectes ont décliné en même temps ou alors est-ce que certains groupes ont été davantage touchés ? Quelle proportion des populations a concrètement disparu ? Est-ce que les populations de plaine ont souffert d’un déclin plus prononcé par rapport à celles des Alpes ?

Les données que nous allons produire pourront également être utilisées pour déterminer jusqu’où ira le déclin des insectes si nous ne changeons pas notre impact sur l’environnement (physique et chimique) de leurs habitats. Mais indépendamment des résultats à venir de notre étude, nous pouvons dès à présent agir pour empêcher le déclin de se poursuivre. En encourageant l’agriculture biologique par exemple, et en développant un maximum d’aires naturelles protégées avec une gestion humaine minimale.

Agissons maintenant pour protéger nos insectes !

La campagne de terrain de cet été nous a permis de profiter du soleil et des paysages helvétiques. Sur la photo, Jérémy Gauthier, membre de l’équipe decliNe, est à la recherche de l’azuré commun et est en train de vérifier l’identification du papillon qu’il vient d’attraper dans son filet. Si ce n’est pas le cas, il laissera partir l’individu tout de suite, par contre, s’il s’agit de l’espèce ciblée, il prélèvera une de ses six pattes avant de le relâcher.
© Camille Pitteloud

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