Trente-quatre ans d’empreintes…
Les premières empreintes de pas fossilisées au Vieux-Emosson, en Valais, ont été découvertes il y a 34 ans. Depuis une dizaine d’années, de nouveaux sites ont été trouvés dans la région et leur interprétation a transformé l’image des animaux qui ont laissés ces traces et des paysages qu’ils fréquentaient : de dinosaures primitifs déambulant le long d’une plage, les auteurs des traces sont devenus des archosaures plus âgés que les dinosaures (on les appelle de manière informelle des « proto-dinosaures »), qui vivaient dans une plaine alluviale où ils ont laissé des empreintes dans le sable. Bien que de nombreux sites aient été découverts dans cette région (une vingtaine environ), leur étude est difficile car les empreintes sont désordonnées et montrent très peu de pistes reconnaissables.
… et enfin des pistes à suivre
Cette dernière décennie, deux découvertes intéressantes ce sont succédées : en 2011, un nouveau site nommé Cascade d’Emaney a été découvert à plus de 6 kilomètres à vol d’oiseau au nord d’Emosson. Là, deux petites pistes d’animaux quadrupèdes d’environ 2 mètres de long ont été identifiées. Quelques traces, d’assez grande taille mais mal préservées, sont également présentes dans ce site mais elles n’ont pas été inclues dans l’étude initiale du gisement (Cavin et al., 2012).Puis, le premier octobre 2015, lors d’une excursion de la Société Suisse des ingénieurs du pétrole, nous avons découvert une petite piste de 4,6 mètres de long comportant 4 empreintes de pied qui est située à quelques centaines de mètres du site du Vieux Emosson. Nous avons nommé ce nouveau site Bas Veudale.
De nombreuses empreintes sans organisation avaient été étudiées il y a quelques années par une équipe bâloise à quelques dizaines de mètres du site de Bas Veudale, mais la piste trouvée en 2015 n’avait pas été vue car un névé la recouvrait. En septembre 2015, la glace avait presque complètement fondu, ce qui ne lui était pas arrivé depuis fort longtemps. Le 15 octobre de cette même année, nous avons organisé une petite expédition pour relever les empreintes.
Les caractéristiques des pas de cette petite piste nous ont rappelé les traces que nous avions laissées de côté sur le site de la Cascade d’Emaney en 2011. Nous sommes alors remontés sur le site en septembre 2018 pour étudier ces empreintes de plus près. Une nouvelle piste, mal préservée mais montrant 6 empreintes sur une longueur de près de 20 mètres, est alors identifiée et cartographiée.
Eurêka !
Et quelle surprise lorsque nous avons comparé les deux petits fragments de pistes de Bas Veudale et de la Cascade d’Emaney… Bien que séparées de 6,4 kilomètres à vol d’oiseau, elles semblent être préservées sur la même couche sédimentaire, les caractéristiques des empreintes (dimensions des pieds et longueur des pas) sont très proches entre les deux sites, et surtout les pistes sont assez précisément alignées lorsqu’on les place dans un plan horizontal ! Ainsi, on a là les restes d’une possible route rectiligne empruntée il y a 240 millions d’années par une même espèce de reptile archosaure. Ce n’est pas complètement impossible, même, que les deux petits bouts de pistes aient été laissés par le même animal !
Les animaux auraient ainsi marché de manière plus ou moins rectiligne sur près de 7 kilomètres. Ça peut nous paraître beaucoup, mais dans la nature actuelle des déplacements sur une ligne à peu près droite sont observées sur des distances comparables, notamment lors des migrations des zèbres de Burchell (Equus quagga) dans le sud-est de l’Afrique.
Les empreintes résistent à la formation des Alpes
Lorsque ces archosaures se déplaçaient, les Alpes n’existaient pas. Au Trias moyen, il y a 240 millions d’années, se trouvait une sorte de péninsule s’élevant à peine au-dessus du niveau de la mer avec un océan au sud, la Téthys, et un grand bassin peu profond au nord, le Bassin Germanique.
Les roches qui formaient le soubassement de cette péninsule ont ensuite eu toute une histoire géologique durant plus de 200 millions d’années avant de s’élever sous la pression d’un morceau de la plaque africaine contre l’Europe, il y a une quinzaine de millions d’années seulement. Les couches de sable (avec leurs empreintes de pas) transformées en roche (du grès) ont suivi le mouvement du soubassement : elles se sont élevées de 2400 mètres et se sont inclinées d’une cinquantaine de degrés. Ce mouvement (de ce que l’on nomme maintenant le Massif des Aiguilles Rouges) s’est effectué selon le même axe que l’axe général qu’avait la péninsule au Trias. Puis, l’érosion des montagnes a mis au jour ces roches toujours selon le même axe, ce qui explique que nous retrouvons aujourd’hui les fragments de la piste des archosaures parallèles à l’axe formé par la succession des affleurements de roche du Trias.
→ Article scientifique disponible en libre-accès : CAVIN, L., PIUZ, A., 2020. A Several-Kilometer-Long Archosaur Route in the Triassic of the Swiss Alps. Frontiers in Earth Science. 8(4). DOI: 10.3389/feart.2020.00004
→ Article original disponible à la bibliothèque du Muséum