Une pilule recyclable
L’ordonnance médicale d’Albert nous semble aujourd’hui bien surprenante, voire dégoutante, mais elle a pourtant été prescrite pendant des siècles. Elle repose sur un principe pré-scientifique, qui persiste encore ici et là, celui de la magie sympathique. Cette croyance repose sur l’existence de rapports « fonctionnels », souvent inversés, entre des objets qui se ressemblent superficiellement. Les crapaudines, ou bufonites, sont de petites « pilules de pierre » ressemblant très vaguement aux glandes parantoïdes des crapauds, de gros pustules que ces amphibiens portent sur leurs tempes et qui contiennent du venin.
Les crapaudines sont investies du pouvoir de guérir des empoisonnements et, au passage, de guérir à peu près tous les maux. De la même manière les glossopètres, ou langues de serpents, sont des objets en pierre avec une extrémité bifide qui, là encore, préviennent les empoisonnements et facilitent les accouchements.
On accrochait les glossopètres aux branches d’un languier, un objet d’orfèvrerie fabriqué parfois à partir d’une branche de corail.
Enfin, parmi les « médicaments » les plus inattendus relevant de la magie sympathique signalons les marrons d’Inde qui, transportés dans les poches, préviendraient des hémorroïdes !
Christopher Duffin, paléontologue britannique spécialiste de l’étude scientifique des dents de requins fossiles, mais aussi de l’histoire de l’utilisation des fossiles comme médicaments, nous apprend plein de choses sur ces étrange objets (Duffin, 2008, 2010). Par exemple, Albert le Grand conseillait que la récolte des crapaudines se fasse alors que le crapaud est « encore vivant et frétillant » comme le montre une illustration dans le Hortus sanitatis (1473).
De précieuses crapaudines dans la littérature…
Mais les crapaudines n’ont pas fait que transiter dans les tubes digestifs des malades du Moyen-Age et de la Renaissance, elles ont aussi été considérées comme des pierres précieuses. Dans les Faits et prouesses épouvantables de Pantagruel (1532-1535), Rabelais écrit « Jean, de toute la troupe choisit un Chicanous à rouge museau, lequel au pouce de la main droite portait un gros et large anneau d’argent, en la palle duquel était enchâssée une bien grande crapaudine » (NB : les chicanous gagnent leur vie en se faisant battre, puis en demandant des réparations à leurs agresseurs lors d’un procès). Plus tard, William Shakespeare mentionne les crapaudines dans sa pièce Comme il vous plaira (1623) lorsqu’il fait dire au duc Frederick : « le crapaud, laid et venimeux, porte pourtant un bijou précieux dans sa tête ».
… et dans les trésors des souverains
On retrouve également des mentions de crapaudines dans les inventaires de trésors de ducs et autres princes européens, tels que ceux de Jean de Berry, Philippe le Bel et Louis Iᵉʳ d’Anjou, ainsi que de plusieurs monarques d’Angleterre. Mais, comme vient de le démontrer ma collègue Růžena Gregorová du Musée de Moravie de Brno, en République Tchèque, certaines de ces pierres ont même trôné sur la tête d’un empereur (Gregorová et al., 2020). Deux crapaudines sont enchâssées dans la couronne qui orne un buste de Charlemagne et qui a été portée par Charles IV lors de son couronnement comme empereur du Saint Empire Romain en 1349 (couronne conservée dans le trésor de la salle capitulaire d’Aix-la-Chapelle). L’origine de cette couronne n’est pas claire, certains la faisant remonter à Charlemagne lui-même alors que d’autres considèrent qu’elle a été fabriquée à l’occasion de sacre de Charles IV. Mais tout cela n’a pas grande importance dans notre enquête sur les crapaudines…
La vérité sur les crapaudines !
Que sont pour de vrai ces crapaudines ? Ce ne sont certainement pas des concrétions qui pousseraient dans la tête des crapauds, mais bien des fossiles préservés dans les roches. Dans la chaîne du Jura, comme dans d’autres régions d’Europe, les carrières qui produisent des pierres de taille sont souvent occupées par de petites flaques d’eau et par une végétation pionnière. Ces environnements plaisent beaucoup à diverses espèces de crapauds (d’où la nécessité aujourd’hui de les protéger). Il a suffi que le hasard place quelques-uns de ces fossiles à proximité de crapauds vivants ou morts, mettant en lumière leur vague ressemblance avec les glandes parantoïdes, pour que des esprits dotés d’une bonne dose d’imagination ou de malice les fassent naître directement dans le crâne des amphibiens. Mais, comme l’on démontré des naturalistes depuis le XVIIIème siècle au moins, ces fossiles sont en réalité des dents broyeuses de poissons qui vivaient un peu partout dans le monde au Jurassique et au Crétacé, entre 180 et 100 millions d’années environ (les glossopètres signalées plus haut, sont également des dents de poissons fossilisées, mais de requins cette fois, dont la racine bifide rappelle vaguement, mais alors très vaguement des langues de serpents.)
Ces poissons broyeurs appartiennent à un groupe de poissons aux épaisses écailles recouvertes d’une couche d’émail, les ginglymodiens, dont les seuls représentants actuels sont les lépisostés d’Amérique du Nord, redoutables carnassiers appelés parfois brochets alligators. On regroupait plusieurs de ces poissons du Mésozoïque dans le genre éteint Lepidotes, mais on sait maintenant qu’ils appartiennent à plusieurs genres différents, dont le genre Scheenstia.
François-Jules Pictet et les Lepidotes
On trouve notamment des dents de ces poissons, les fameuses crapaudines, dans les roches calcaires et marneuses de la chaîne du Jura. François-Jules Pictet de la Rive, célèbre entolomogiste et paléontologue genevois du 19ème siècle, leur a consacré un article au titre peu alléchant… Description de quelques débris de reptiles et poissons fossiles trouvés dans l’étage jurassique supérieur (Virgulien) du Jura neuchâtelois (1860). Un titre à vous dégoûter de faire de la paléontologie ! Il mentionne que les dents bulbeuses de ces poissons sont bien connues des ouvriers qui travaillent dans les carrières qui les nomment « fèves » ou « yeux ». Pictet signale aussi un morceau de mâchoire étonnant avec des dents qui sont portées des deux côtés de l’os, une « organisation difficile à comprendre » selon lui. Mais il signale plus loin que les dents sur une des faces de l’os sont des dents de remplacement qui « exécutent leur évolution presque sur elles-mêmes, et détruisent dans ce mouvement la racine de celles qu’elles doivent remplacer ».
Mea Culpa…
Lorsque l’auteur de ces lignes a lu cette dernière phrase dans l’article de Pictet, il est resté coi … Car il (l’auteur de ces lignes) a publié avec des collègues un article en 2019 dans lequel était présenté un mode de remplacement dentaire original et unique découvert chez ces poissons sur la base d’un fossile trouvé dans le canton du Jura, à savoir que chez ces poissons les dents de remplacement étaient portées à l’envers dans la mâchoire avant d’entrer en fonction. Ce que nous ne savions pas alors, c’est que Pictet avait suggéré ce mode de remplacement dentaire un siècle et demi avant nous… Certes, les méthodes que nous avons employé et le degré de précision de la description sont bien plus élevés dans notre étude que dans celle de Pictet, mais rendons à César ce qui appartient à César, Pictet nous a devancé de 159 ans !
Cette histoire est racontée dans un article publié dans les Actes de la Société jurassienne d’émulation (Cavin, 2021). L’histoire des crapaudines ne s’arrêtera peut-être pas là car Růžena aimerait maintenant trouver l’origine géographique des petits bijoux qui ornent la couronne de Charles IV à Aix-la-Chapelle. C’est une enquête difficile qui s’annonce !
→ Cavin, L. 2021. Les lépidotes, des poissons broyeurs du Jurassique jurassien. Actes de la société jurassienne d’émulation, 2020 : 41-51.
→ Duffin C. J. 2008. Fossils as drugs : pharmaceutical palaeontology. Ferrantia 54 : 1-83.
→ Duffin, C. J. 2010. The toadstone–a rather unlikely jewel. Jewellery History Today, 8: 3-4.
→ Gregorová, R., Bohatý, M., Stehlíková, D., & Duffin, C. 2020. “Crapaudine” (Scheenstia teeth)–the jewel of Kings. Acta Mus. Moraviae, Sci. geol., 2: 277–294.
→ Pictet F. J. 1860 : Description de quelques débris de Reptiles et Poissons fossiles trouvés dans l’étage Jurassique supérieur (Virgulien) du Jura Neuchâtelois. J. Kessmann, H. Georg.