Un parfum de Liban à Malagnou

Près du Muséum, dans le parc de Malagnou, de grands cèdres nous rappellent quotidiennement le Liban, incidemment un des pays d’origine de l’actuel maire de Genève dont le bureau surplombe les arbres. Mais au cœur de l’institution, c’est dans une armoire fermée à double tour du deuxième sous-sol que d’autres témoins de ce pays sont conservés depuis plus de 150 ans (et deux déménagements) : les fossiles de poissons du Mont Liban.

Aloïs Humbert, un Indiana Jones genevois ?

Comme le rappelle Emmanuel Haymann dans un ouvrage qui célèbre les 200 ans du muséum d’Histoire naturelle, l’histoire de certains de ces fossiles est rocambolesque. Aloïs Humbert est le premier conservateur appointé du Muséum en 1854. John Hollier, entomologiste au Muséum, et Anita Hollier analysent le parcours professionnel de Humbert dans un article récent (Hollier & Hollier, 2020). Ils montrent que la carrière de cet homme illustre bien la transition qui s’opérait au milieu du 19ème siècle dans l’activité des naturalistes, passant d’un statut de « gentleman scientists » à celui de chercheurs rémunérés par la fonction publique.

Désireux de découvrir le monde, Humbert entreprend en 1858 un voyage scientifique dans l’Océan Indien. Au retour de ce périple, à la demande de l’entomologiste et paléontologue François-Jules Pictet de la Rive, son mentor au Muséum, il s’arrête au Mont Liban pour y collecter des fossiles. Il faut dire que la région est l’une des plus riches du monde pour les fossiles de poissons du Crétacé. Elle était connue pour receler ces étrangetés depuis très longtemps. La première mention de ces fossiles remonte au 4ème siècle,  lorsque l’évêque Eusèbe de Césarée voyait dans ces poissons pétrifiés au cœur des montagnes la preuve du déluge, évidemment ! Pictet connaissait l’intérêt de cette faune car il avait mené une première étude de ces fossiles (Pictet, 1859) sur la base de spécimens envoyés par le botaniste genevois Edmond Boissier en 1846.

Trois acteurs genevois de l’étude des poissons fossiles du Liban. De gauche à droite François-Jules Pictet (âgé de 21 ans), Aloïs Humbert et Edmond Boissier.

Humbert débarqua dans un Liban à feu et à sang, les Druzes menaient alors des expéditions sanglantes contre les Maronites. Cet extraordinaire lieu de rencontre des cultures étaient aussi, déjà, un lieu de conflit. Le scientifique se rendit dans deux localités fossilifères, Haqel et Sahel Alma (photos ci-dessous), la première des deux étant toujours exploitée pour ses fossiles.

Le site paléontologique de Haqel en 2017. On voit à l’arrière-plan les couches de calcaire contenant les poissons fossiles. En 1705, M. Maraldi signalait à l’Académie des sciences de Paris qu’il avait vu « des Poissons desséchez, semblables à ceux du Véronais (le site du Monte Bolca), dans des pierres qui avaient été prises en Phénicie dans le territoire de la ville de Biblis (Byblos) appelée présentement Gibeal (Jbeil), sur des montagnes presque inaccessibles et éloignées de la mer de 13 milles ». Aujourd’hui, il suffit d’une balade en voiture suivie d’une marche d’une quinzaine de minutes pour rejoindre le site. Les personnes sur la photo sont, de droite à gauche, Raymond Gèze, géologue spécialiste de la géologie libanaise ; Pierre Abi Saad, responsable des fouilles sur le site ; Dany Azar, paléontologue spécialiste des insectes ; Tamara El-Hossny, doctorante au Muséum de Genève ; Lionel Cavin.
Le site de Sahel Alma. Situé actuellement dans la propriété d’un monastère dans une région très urbanisée, ce gisement fossilifère, caché quelque part entre les arbres du premier plan, n’est plus accessible aux scientifiques.

La collection de poissons a rejoint le Muséum où elle a été étudiée par Pictet et Humbert (1866). Une partie de cette collection était présentée au public dans les galeries « permanentes » du 3ème étage du muséum jusqu’à sa fermeture « temporaire » en 2015 (fermeture trop longuement « temporaire » au goût du conservateur). La collection s’enrichit toujours au gré des dons et des acquisitions, notamment grâce à un généreux don des Amis du Muséum en 2015 pour célébrer les cinquante ans du bâtiment de Malagnou. Ces spécimens scientifiquement très intéressants sont en cours d’étude.

Il y a 100 millions d’années grouillaient des poissons dans une mer tropicale…

Mais en attendant, la collaboration entre les paléontologues du Muséum et les collègues paléontologues libanais, notamment avec les professeurs Dany Azar et Sibelle Maksoud de l’Université libanaise, se poursuit. Une étudiante en Master, Tamara El Hossny, a effectué la révision d’une espèce de poissons du gisement de Haqel connus par de rares spécimens. Son travail vient d’être publié dans la revue Cretaceous Research (El-Hossny et al., 2020).

Cette contribution vient compléter nos connaissance de cette faune marine vieille d’environ 100 millions d’années, composée de dizaines d’espèces différentes aux formes souvent étranges et aux couleurs, qui nous resterons à jamais inconnues, probablement très vives. Il faisait extrêmement chaud à cette époque et le niveau des mers était beaucoup plus élevé qu’aujourd’hui. Suite à ce travail, Tamara a obtenu une bourse d’excellence de la Confédération helvétique pour effectuer un travail de thèse sur un autre groupe de poissons étranges, trouvés notamment dans les sites libanais, les tselfatiiformes, sous la direction du Dr Elias Samankassou des sciences de la Terre de l’Université de Genève et de moi-même.

Spathiurus dorsalis, une espèce du Crétacé de Haqel, âgé d’environ 100 millions d’années, étudiée en détail par Tamara El Hossny (El Hossny et al., 2020). Ce poisson est un cousin pas très éloigné de l’amie chauve, ou poisson castor, ou encore choupique qui vit actuellement dans les eaux douces d’Amérique du Nord (Amia calva).

… et il y a 128 millions d’années, au même endroit, frétillaient de petits poissons dans un lac au pied de volcans

Parallèlement, j’ai eu la chance de collaborer à une autre étude libanaise, la première description d’une faune diversifiée provenant de couches géologiques un peu plus anciennes que celles de Haqel (environ 128 millions d’années contre environ 100 millions d’années). Contrairement au site d’Haqel connu depuis des siècles, cette faune n’a été découverte que très récemment par Dany Azar.

Une autre différence importante est que la faune du gisement de Haqel est marine, composée essentiellement de poissons marins, de raies, de requins et de mollusques céphalopodes, celle de ces sites plus anciens provient de couches d’origine volcanique, des dysodiles, et contient une faune d’eau douce. On y trouve des plantes, de petits crustacés vivant dans des coquilles (des ostracodes), des insectes comprenant des coléoptères, des éphémères, des diptères, des tortues et bien d’autres encore dont… des poissons (voir photos ci-dessous). Ce travail, mené par la Dr Layla El Hajj, vient d’être publié, toujours dans Cretaceous Research (El Hajj et al., 2021). L’étude de cette riche faune ne fait que débuter et il est certain que de magnifiques surprises nous attendent !

Les dysodiles et leur faune. En haut à gauche, les strates très fines formant les dysodiles, des roches d’origine volcanique qui sont flexibles. En haut à droite, reconstitution de l’environnement lacustre au Crétacé inférieur, il y a 128 millions d’années. En bas, quelques exemples de la faune, avec des poissons à gauche et des insectes à droite.

La paléoichtyologie au féminin

Pour terminer ce billet, et pour faire écho à un précédant billet du MuséumLab, je souligne que les études présentées ici, conduites exclusivement par des hommes au 19ème siècle, sont actuellement menées en grande partie par des femmes. Au niveau de la diversité des genres les sciences de la Terre, une discipline scientifique encore très masculine, il est probable que la paléontologie se situe quelque part entre la « Structural Geology, Tectonics and Geodynamics », un domaine essentiellement représenté par des hommes et les « Quaternary Sciences », une spécialité où la représentation est à peu près équitable comme le montre cette étude récente menée en Suisse dans le domaine des géosciences (Piccoli & Guidobaldi, 2021). Pour une étude plus fine au sein de la science paléontologique, mais qui déborde les questions de genres pour aborder tous les types de diversités, on peut consulter cette étude de la Palaeontological Association britannique, une étude qui, soit dit en passant, n’aurait probablement pas été possible en France ou en Suisse sur la base des mêmes critères.

Enfin, les observations d’un vieux mâle blanc glanées au cours de quelques années d’expérience me laissent penser que le domaine d’étude des poissons fossiles, la paléoichtyologie, une spécialité où les femmes sont assez bien représentées, a été considéré par les anciens mandarins de la discipline comme traitant d’un sujet un peu moins noble que l’étude des vertébrés dits « supérieurs », comprenant ici les dinosaures, les mammifères et surtout l’homme et ses origines. L’étude de ces vertébrés « inférieurs » semblait probablement plus adaptée au sexe que l’on appelait alors « faible », d’où sa représentation un peu plus élevée en paléoichtyologie.

 

Article scientifique payant : El Hajj, L., Baudin, F., Raymond Gèze, R., Cavin, L., Dejax, J., Garcia, G., Horne, D.J., Maksoud, S., Otero, O. & Azar, D. 2021. Dysodiles from the Lower Barremian of Lebanon: Insights on the fossil assemblages and the depositional environment reconstruction. Cretaceous Research.

Article scientifique payant : El Hossny, T., Maksoud, S., Azar, D., Abi Saad, P. & Cavin, L. 2020. Spathiurus dorsalis Davis, 1887, from the Upper Cretaceous of Haqel, Lebanon, and the evolutionary history of Ionoscopiformes. Cretaceous Research, 116, 104619.

Article scientifique payant : Hollier, J. & Hollier, A. 2020. Aloïs Humbert (1829–1887), the first professional curator of natural history in Geneva. Archives of Natural History, 47(2), 272-285.

Article scientifique disponible gratuitement : Piccoli, F. & Guidobaldi, G. 2021. A report on gender diversity and equality in the geosciences: an analysis of the Swiss Geoscience Meetings from 2003 to 2019. Swiss Journal of Geosciences, 114(1), 1-12.

Pictet, F. J. 1850. Description de quelques poissons fossiles du Mont Liban. Imprimerie de J.-G. Fick.

Pictet, F. J. & Humbert, A. 1866. Nouvelles recherches sur les poissons fossiles du Mont Liban. Imprimerie Ramboz et Schuchardt.

 

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