L’Australie au Crétacé

L’Australie est connue pour sa faune très particulière. On connait surtout les marsupiaux, en particulier les kangourous dont les cadavres jonchent les bords des routes de campagne. Il y a 110 millions d’années, les animaux qui peuplaient cet île-continent étaient bien différents, et certains d’entre eux étaient tout aussi bizarres à bien des égards. L’Australie était alors située plus au sud qu’elle ne l’est aujourd’hui, et elle restait encore attachée à l’Antarctique. Les dinosaures qui vivaient à ses hautes latitudes possédaient des caractéristiques leur permettant de survivre au long hiver austral, tels que de gros yeux pour voir la nuit, un probable « pelage-plumage » (un terme nouveau devrait être créé pour définir ces « choses » entre poil et plume qui recouvraient le corps de certains dinosaures) et des comportements migratoires.

À la fin du Crétacé inférieur, une mer recouvrait une grande partie de l’Australie. De cette époque sont conservés en grand nombre des fossiles de dents de requins, des squelettes de poissons et des reptiles marins en particulier dans le bush du Queensland près de la ville de Richmond. C’est là que fut notamment découvert le squelette d’un reptile géant exposé dans le bien-nommé Kronosaurus Korner.

Vue de l’intérieur du Kronosaurus Korner avec quelques-uns de ses reptiles marins

Un poisson nommé Dugaldia

Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion de visiter les collections de ce musée en compagnie d’Anne Kemp, la spécialiste mondiale du dipneuste australien, un poisson dont il sera question une autre fois. Je suis alors tombé sur des spécimens de poissons bien étranges. Ils me rappelaient une espèce observée quelques jours auparavant au Queensland Museum  à Brisbane, une espèce décrite en 1990 et connue par un spécimen unique. Les poissons de Richmond, contrairement à celui de Brisbane, avaient leur mâchoire préservée. Elles étaient fort étranges. Lors de son étude initiale par Tempe Lees en 1990, ce poisson nommé Dugaldia emmilta avait été classé de manière imprécise parmi les néotéléostéens, un grand groupe qui contient plusieurs milliers d’espèces.

Dugaldia & Neoclinus

La nouvelle étude a montré que ce poisson appartient en fait au groupe des ichthyodectiformes, des poissons qui ont disparu à la fin du Crétacé en même temps que les dinosaures autres que les oiseaux (non-aviens) et dont il a déjà été question dans une carotte de l’Atlantique. Avec mon collègue Rodney Berrell, de l’Université de Curtin à Perth, nous avons décidé de regarder plus en détail l’anatomie de ce poisson, et en particulier ses étranges mâchoires.

Photographie et dessin interprétatif du spécimen type (le « spécimen étalon ») de Dugaldia emmilta.

Une sacrée grande gueule !

On sait depuis longtemps que les ichthyodectiformes ont d’étranges mâchoires. Contrairement à certains poissons téléostéens chez qui la bouche est extrêmement mobile et peut se projeter en avant, la mâchoire des ichthyodectiformes peut s’élargir latéralement grâce à un système de pivots situé à l’avant de la mâchoire supérieure, comme l’a illustré schématiquement mon collègue Samuel Giersch.

ouverture des mâchoires chez les ichthyodectiformes
Représentation schématique de l’ouverture des mâchoires chez les ichthyodectiformes d’après Samuel Giersch.

Chez Dugaldia, le développement de ce système est extrême car il permet à la gueule de s’ouvrir latéralement d’une largeur correspondant à deux fois la largeur du crâne ! L’apparence de l’animal devait être d’autant plus surprenant qu’il possédait une série de petites dents situées à l’intérieur même de la mandibule et qui ne devaient être visibles, et fonctionnelles, qu’une fois la gueule ouverte.

 

Reconstitution de l’ouverture de la gueule de Dugaldia d’après la forme et la disposition des os du crâne.

AAAh quoi ça sert ?

On peut s’interroger sur la fonction d’une bouche qui peut bailler à ce point. Bien sûr, chez ces poissons carnassiers, elle permettait certainement d’avaler de grosses proies. Mais on ne peut pas exclure l’hypothèse qu’elle ait eu une fonction dans la communication entre individus, par exemple lors des combats entre mâles. L’idée a été inspirée par la morphologie et les habitudes de Neoclinus blanchardi. Ce poisson, qui vit sur la côte ouest des Etats-Unis, n’a pas de nom vernaculaire en français. Mais son nom anglais, sarcastic fringehead, pourrait se traduire par « la tête frangée sarcastique ». « Sarcastique », ce poisson l’est à sa manière ; mais il est beaucoup plus que ça, presque terrifiant, lorsque qu’il se bat avec un congénère comme on peut le voir à la fin de cette séquence filmée.

Notre poisson australien avait-il les mêmes habitudes il y a plus de 100 millions d’années ? Nous ne le saurons probablement jamais mais j’aime à l’imaginer se battant à la manière des « têtes frangées sarcastiques » sur le fond d’une mer qui n’est plus maintenant qu’une vaste étendue de terre et de poussière.

Article scientifique disponible sur abonnement : Cavin, L., and R.W. Berrell. 2019. Revision of Dugaldia emmilta (Teleostei, Ichthyodectiformes) from the Toolebuc Formation, Albian of Australia, with comments on the jaw mechanics. Journal of Vertebrate Paleontology. DOI: 10.1080/02724634.2019.1576049.

→  Article original disponible à la bibliothèque du Muséum

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