Le message des os fossilisés
Lors de la croissance, les os du squelette des vertébrés enregistrent des informations sur la biologie des animaux et sur l’environnement qu’ils occupent. Ces données sont parfois préservées dans des fossiles âgés de plusieurs dizaines de millions d’années. Deux types d’analyses peuvent alors être effectuées sur ces fossiles. D’une part les analyses histologiques, qui consistent à examiner la structure fine des os de l’animal et d’autre part des analyses géochimiques, qui portent sur la composition isotopique de certains éléments naturels préservés dans les fossiles. Dans le cadre de son Master à la Section des Sciences de la Terre et de l’Environnement de l’Université de Genève, Christophe Ferrante a mené ces deux types d’études sur des os d’un des rares squelettes de dinosaures présents dans les collections du Muséum.
Ce dinosaure est un Allosaurus fragilis, un théropode pouvant atteindre une dizaine de mètres de longueur qui vivait en Amérique du Nord et en Europe au Jurassique supérieur, il y a environ 150 millions d’années. Le squelette du Muséum de Genève, dont un moulage se trouvait dans l’exposition du troisième étage jusqu’en 2016, a été gracieusement offert à notre institution dans les années 1960 par l’American Women’s Club.
Christophe a donc prélevé un petit cube d’os dans le tibia et un second dans le fémur de notre allosaure, une opération autorisée par le conservateur responsable des collections paléontologiques qui est heureux que des fossiles sous sa responsabilité soient étudiés, même si quelques grammes de matière disparaissent pendant l’opération. Ces petits blocs d’os ont servi pour les analyses géochimiques et histologiques.
Analyses géochimiques…
Les analyses géochimiques, menées à la Faculté des géosciences et de l’environnement de l’Université de Lausanne, ont consisté à mesurer la proportion de deux isotopes de l’oxygène, l’oxygène 18O et 16O (les isotopes sont des variétés d’un même élément qui se distinguent par le nombre des neutrons dans leur noyau atomique). Ce rapport, que l’on nomme d18O, reflète des caractéristiques environnementales, notamment climatiques. Une autre mesure effectuée était celle des terres rares présentes à l’intérieur de l’os. Ces métaux indiquent si l’os a été « contaminé » par l’environnement extérieur lors de la fossilisation. Si beaucoup de ces éléments sont présents à l’intérieur du fossile, on peut penser que le signal fourni par les mesures du d18O a été perturbé par la diagénèse (les transformations qui se produisent lors de la formation du fossile).
… et histologiques
En parallèle, Christophe a mené des analyses histologiques qui commencent par la fabrication de lames d’os d’un dixième de millimètre d’épaisseur. Elles sont alors suffisamment fines pour laisser passer la lumière et peuvent être observées sous une loupe ou un microscope. Chez de nombreux reptiles, lézards et crocodiles par exemple, la croissance des os s’effectue de manière irrégulière, avec souvent une diminution ou un arrêt de la croissance en hiver sous nos climats. Cette pause dans la croissance se traduit par une ligne sombre dans la coupe osseuse, un peu comme les cernes de croissance d’un arbre. Chez les dinosaures, bien que leur physiologie diffère de celle des reptiles actuels mais se rapproche de celle des oiseaux, des lignes plus sombres sont visibles et nous permettent de déterminer l’âge de la bête lorsqu’elle est morte. D’autres observations peuvent donner des informations sur l’âge de la maturité sexuelle, sur la maturité squelettique (la croissance qui diminue fortement) voire même, s’il s’agit d’une femelle, sur sa dernière ponte.
Raconte-moi ta vie !
Si la préservation du fossile est suffisamment bonne pour permettre d’observer une concordance entre les anneaux de croissance de l’os et un signal isotopique, on peut alors raconter la vie de l’animal. Par exemple de 0 à 10 ans, notre dinosaure vivait dans un climat constant et tiède, de 11 à 20 ans, il effectuait des migrations annuelles entre un climat chaud et froid, il s’est reproduit à partir de ses 15 ans, puis il a vécu dans un climat chaud jusqu’à sa mort à l’âge de 28 ans. Mais ça, c’est de la théorie…
Dans la vraie vie, et la vraie science, les choses ne sont pas aussi simples. Le tibia analysé montre une série de lignes d’arrêt de croissance bien nettes. Les premières ont été effacées, mais en faisant un calcul à partir de données publiées sur d’autres tibias plus petits, on peut estimer le nombre de lignes manquantes. Pour la première fois chez cette espèce, on constate que les dernières lignes d’arrêt de croissance sont très concentrées. Cela signifie que notre animal avait atteint le sommet de sa croissance rapide, mais il continuait à grandir un petit peu à la différence des mammifères qui stoppent leur croissance une fois adulte.
Les données géochimiques sont plus difficiles à interpréter. Des variations du d18O sont observées, mais elles ne concordent pas avec les lignes d’arrêt de croissance. De plus, les quantités de terres rares sont assez élevées, ce qui signifie que le signal isotopique a été perturbé lors de la fossilisation. Bref, ce n’est pas parfait du côté de la géochimie, mais encore fallait-il le démontrer.
Les données du tibia indiquent que l’animal a atteint sa maturité squelettique à 22 ans et est mort à l’âge vénérable pour son espèce de 26 ans.
Mais qu’en est-il du fémur mentionné au début de ce billet ? L’échantillon a été prélevé plus près de l’extrémité de l’os, et par conséquent le tissu osseux a été plus remanié (transformé). Le signal isotopique n’est pas meilleur que pour le tibia et les lignes d’arrêt de croissance sont plus difficiles à distinguer. Mais il semblerait qu’il y en ait moins que sur le tibia, peut-être 17 seulement.
« Diable ! » vous direz-vous peut-être, « comment se fait-ce que ce dinosaure avait un tibia âgé de 26 ans et un fémur de 17 ans ? ». N’avons-nous vraiment rien compris à la croissance de ces animaux ? La méthode utilisée est-elle complètement bancale ? Non, la réponse est plus simple et se cache dans l’origine de ce squelette.
L’allosaure du Muséum provient d’un site exceptionnel de l’Utah, aux USA, nommé la carrière de Cleveland-Lloyd. Dans ce gisement, une énorme accumulation d’ossements a été découverte qui comprenant pas moins de 46 allosaures ! Le problème, c’est que tous ces ossements ont été mélangés avant de se fossiliser, une sorte de grosse bouillabaisse dinosaurienne. Il est possible de rattacher chacun des os à une espèce particulière, mais il n’est pas possible de rapporter ces ossements à des individus particuliers.
Notre squelette, comme tous les squelettes d’allosaures provenant de ce site, est donc un individu composite, fabriqué à partir d’os de la même espèce mais appartenant à des individus différents qui avaient à peu près de la même taille.
Voilà de nouvelles données intéressantes sur notre squelette d’allosaure, et sur cette espèce en général, du moins pour son tibia et son fémur. Cette étude est le résultat d’une collaboration entre le Muséum, l’Université de Genève avec la participation de la professeure Rossana Martini et l’Université de Lausanne avec la participation du professeur Torsten Vennemann.
Christophe Ferrante est maintenant passé à un sujet encore plus intéressant que les dinosaures, les cœlacanthes ! Il est dans la dernière ligne droite de la rédaction de sa thèse de doctorat, une thèse dont vous aurez des nouvelles prochainement dans ce blog.
→ Article scientifique disponible gratuitement : Ferrante, C., Cavin, L., Vennemann, T. & Martini, R. 2021. Histology and Geochemistry of Allosaurus (Dinosauria: Theropoda) from the Cleveland-Lloyd Dinosaur Quarry (Late Jurassic, Utah): Paleobiological Implications. Front. Earth Sci., 07 April 2021 : https://doi.org/10.3389/feart.2021.641060
→ Article original disponible à la bibliothèque du Muséum
→ Article scientifique : Madsen, J. H. Jr. (1976). Allosaurus Fragilis: A Revised Osteology (Bulletin – Utah Geological and Mineral Survey; 109). Utah: Utah Geological and Mineral Survey, 109, 1–163.