La vie du paresseux

Les paresseux sont ces mammifères bien connus d’Amérique du Sud qui, comme leur nom l’indique, occupent leur temps en ne faisant rien, ou presque : ils restent juste suspendus aux branches, tête en bas… Le paresseux végète, dans tous les sens du terme car ses longs poils abritent des algues, des champignons et même six espèces de mites qui lui sont propres. Cet écosystème portatif donne au paresseux la couleur et l’odeur de la forêt qui, avec ses mouvements aussi lents que les végétaux qui le portent, le rendent presque invisible à ses prédateurs. L’activité la plus fatigante et risquée dans la vie du paresseux et sa descente hebdomadaire au sol pour la grosse commission qui peut quand-même le soulager d’un tiers de son poids (on le découvre dans cette séquence en compagnie du célèbre journaliste David Attenborough.)

Un paresseux à trois doigts, Bradypus sp. (Sergiodelgado/Wikipedia).

Les paresseux-pas-paresseux

Mais les paresseux n’ont pas toujours été paresseux ! Plusieurs espèces du genre Thalassocnus qui vivaient il y a entre 8 et 4 millions d’années sur la côte pacifique de l’Amérique du Sud étaient aquatiques et broutaient les végétaux sur le fond de la mer, un peu comme le font aujourd’hui les dugongs et lamantins. Mais les plus connus des paresseux-pas-paresseux sont les mégathériums et genres affiliés. Là encore, le nom de ces animaux est un indice d’une de leur caractéristique, leur grande taille (méga (μέγα) ‘grand’ + theríon (θηρίον) ‘bête’). Les plus gros d’entre eux atteignaient 6 mètres de long pour un poids de 4 tonnes et étaient, évidemment, incapables de grimper aux arbres. Différents genres et espèces ont peuplé l’Amérique du Sud et certains ont migré en Amérique du Nord, lorsque l’isthme de Panama le permettait, où ils ont servi de modèle à Sid, célèbre héros de « l’Âge de glace ». Les paresseux géants ont rencontré les humains en train de « découvrir » l’Amérique du Nord il y a plus de 20’000 ans, comme le démontre un extraordinaire site au Nouveau Mexique où des empreintes de pas de paresseux géants se mêlent à celles des humains. C’est d’ailleurs la rencontre entre ces humains et non-humains qui a probablement provoqué l’extinction de ces derniers en Amérique du Nord, comme ce sera aussi le cas quelques milliers d’années plus tard en Amérique du Sud.

Reconstitution de Megatherium americanum par Robert Bruce Horsfall en 1913 (Wikipedia)

Des fossiles de mégathériums dans les collections des musées

Les fossiles de paresseux géants sont relativement communs en Amérique du Sud, en particulier dans la pampa argentine. Parmi les premiers squelettes découverts à la fin du 18ème siècle, l’un a permis à l’anatomiste Georges Cuvier d’identifier cet animal comme un cousin des paresseux actuels, démontrant ainsi l’efficacité de sa nouvelle méthode, l’anatomie comparée. Charles Darwin a également découvert et ramené en Europe des fossiles de mégathériums géants, dont des éléments correspondants à trois espèces nouvelles pour la science. Un autre personnage, Kaspar Jakob Roth, né près à Herisau et émigré en Argentine en 1866 où il prit le nom de Santiago Roth et devint un célèbre paléontologue, a découvert de nombreux fossiles de ces animaux. Il a fait parvenir dans les musées d’histoire naturelle de Zürich et de Genève près de 600 spécimens de mammifères découverts dans la pampa argentine. Ces précieux fossiles font actuellement l’objet d’une nouvelle étude grâce un financement de l’Académie suisse des sciences naturelles dans le cadre d’un projet SwissCollNet.

Ce glyptodon, présenté dans les galeries de géologie et paléontologie du 3ème étage du Muséum jusqu’en 2015 fait partie de la collection Roth. Il devrait retrouver une place dans la nouvelle exposition en cours de conception.

De nouvelles études en cours

Comme l’indique le titre du projet SwissCollNet de l’université de Zürich conduit par le paléontologue Gabriel Aguirre-Fernandez, « from splendid isolation to fossils for all », les collections Roth de Suisse sont restées relativement peu étudiées. Mais j’ai quand même eu la chance d’accueillir au Muséum durant ces deux dernières décennies plusieurs chercheurs et chercheuses, essentiellement argentin.e.s, intéressé.e.s par les fossiles de notre collection Roth. Karina V. Chichkoyan est une paléontologue de l’université nationale de Luján à Buenos Aires qui est venue étudier certains de ces fossiles en 2017. Elle s’est en particulier intéressée à une clavicule de mégathérium qui montre une blessure soignée pendant la vie de l’animal.

La clavicule de mégathérium, nom de code MHNG V4225, provenant des collections du Muséum de Genève étudiée par Karina V. Chichkoyan.

Pour mieux observer la blessure, nous avons effectué une analyse densitométrique (CT-scan) afin d’observer la structure interne de l’os. Le travail sur les images a été effectué par Luigi Manuelli, un étudiant en thèse travaillant au Muséum dans le cadre d’un projet financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique sur des caractéristiques anatomiques des cœlacanthes, des poissons dont il est régulièrement question sur ce blog, MuséumLab.

Images de CT-scan de la clavicule de mégathérium conservé au Muséum de Genève. L’image A montre par transparence en jaune les cavités causées par l’infection et les plans virtuels présentés dans les images C et D. B montre le détail des cavités pathologiques. C montre des sillons dans l’os, également causés par l’infection et D montre les cavités elles-mêmes (Luigi Manuelli).

La clavicule : un os fragile !

Le diagnostic effectué sur la clavicule genevoise est une inflammation de l’épiphyse (l’extrémité de l’os) qui a provoqué une prolifération osseuse. Karina a visité de nombreuses autres collections dans des musées européens et elle a observé sur plusieurs autres clavicules de mégathérium des traces d’infections et d’arthrose causés par des traumatismes. Les clavicules ne sont pas toujours présentes chez les mammifères mais cette ossification était extrêmement importante chez les mégathériums où elle intervenait dans les mouvements des bras de ces énormes animaux qui devaient dépasser les 100 kg pièce (un seul bras !). Les blessures régulières observées sur les clavicules de ces animaux confirment qu’ils étaient certainement quadrupèdes pour leurs déplacements. Pour se nourrir, ils se redressaient sur leurs pattes arrière dans la végétation et ramenaient de leurs bras puissants les feuilles vers leur bouche lippue. Très sollicitée par ces mouvements, la clavicule se blessait souvent. Mais toutes les blessures analysées dans cette étude se sont heureusement soignées d’elles-mêmes, et les animaux ont encore profité un peu de la vie avant de passer à trépas et de se fossiliser, pour le plus grand bonheur des paléontologues ! Cette étude, conduite par Karina V. Chichkoyan et co-signée par Luigi Manuelli, vient de sortir dans la revue Ameghiniana (voir la référence ci-dessous).

Que conclure de cette histoire? Eh bien, une fois encore, les anciennes collections de fossiles des musées se sont révélées être fondamentales dans une recherche de pointe, comme ces autres exemples racontés dans une émission à propos de découvertes faites sur des fossiles conservés dans les musées de Berne et de Genève. Mais, aussi, cette étude éclaire un petit peu de la vie d’un animal qui vivait il y a plusieurs centaines de milliers d’années et illustre à quel point un simple un simple fossile nous permet de voyager dans le temps. Vivement le retour de milliers de ces objets, et d’autant d’histoires insolites, dans la future exposition « Evolutions » du Muséum !

 

Karina V. Chichkoyan, Chiara Villa, Viola Winkler, Luigi Manuelli, and Gabriel E. Acuña Suarez (2022). Paleopathologies of the clavicles of the giant ground sloth Megatherium americanum (Mammalia, Xenarthra) from the Pleistocene of the Pampean region (Argentina). Ameghiniana 59(6), 390–406. http://dx.doi.org/10.5710/AMGH.15.10.2022.3509

Laisser un commentaire