En 2014, alors qu’une partie des collections de fossiles du Muséum d’histoire naturelle déménageait d’un étage à l’autre du bâtiment, un étrange os a attiré l’œil du conservateur. Après un examen rapide, il s’est avéré que l’ossement n’appartenait pas à un dauphin, comme les autres ossements fossilisés du tiroir où il se trouvait, mais bien à un cœlacanthe de très grande taille.

Le spécimen juste après sa « découverte » en 2014, avant sa préparation.

Les cœlacanthes sont des poissons très particuliers qui sont évolutivement parlant plus proches de nous, les humains, qu’ils ne sont proches des autres poissons, comme un saumon par exemple. A part cette caractéristique, les cœlacanthes, représentés par seulement deux espèces vivantes, sont caractérisés par une évolution plutôt lente et monotone, ce qui leur a valu le surnom de « fossile vivant » (il existe pourtant des exceptions à cette monotonie anatomique telle que l’étrange Foreyia). Mais dans le cas du fossile du Muséum de Genève, son intérêt figure ailleurs : sa très grande taille !

Un spécimen d’une des deux espèces vivantes de cœlacanthes, Latimeria menadoensis, présenté à l’aquarium de Fukushima au Japon (L. Cavin).

Mais avant d’aller plus loin dans l’étude de ce géant, un mystère devait être résolu. Aucune information sur l’origine géographique et géologique n’était associée au fossile. Ce n’est vraiment pas une bonne nouvelle pour un spécimen conservé dans une collection de musée, mais c’est une situation qui se produit de temps en temps, surtout pour des pièces arrivées il y a très longtemps. Une enquête scientifique s’imposait.

Pierre-Alain Proz, le collaborateur scientifique des Sciences de la Terre du Muséum, actuellement jeune retraité, a entrepris la préparation du fossile à l’aide d’un petit marteau piqueur et d’acide pour dissoudre la roche calcaire. Le fossile est maintenant tout propre et prêt à être étudié.

A, Photo et dessin interprétatif du morceau de crâne du cœlacanthe une fois nettoyé à l’aide d’un petit marteau piqueur et d’un peu d’acide ; B, position du fossile dans le squelette du cœlacanthe, avec la silhouette humaine pour échelle.

Pendant ce temps, André Piuz, chargé de recherche au Muséum, est parti à la recherche des microfossiles que cette roche contenait. La pêche a été fructueuse ! Sept espèces différentes de foraminifères, des fossiles de minuscules organismes qui constituaient une partie du plancton de l’époque, ont été découvert. Comme les foraminifères évoluent vite, retrouver une petite communauté de ces bestioles fossiles dans la roche permet de donner l’âge à laquelle cette roche s’est formée, et donc l’âge du fossile qu’elle contient.

Les foraminifères découverts dans la gangue du fossile de cœlacanthe qui ont permis de dater le fossile de cœlacanthe. Ils font à peine 1 millimètre de diamètre.

Les foraminifères associés au crâne ont donné un âge Jurassique moyen-supérieur, soit à peu près 165 millions d’années. Voilà déjà une information précieuse. De plus, le crâne portait à sa surface un cirripède, un petit crustacé qui vit accroché sur les pierres et autres objets du bord de mer (Fig. A ci-dessous). Mais ce cirripède est un spécimen actuel, c’est-à-dire qu’il s’est fixé sur le fossile une fois que celui-ci était sorti de la roche. Le site contenant le fossile est donc situé au bord de la mer, probablement sur une plage. Enfin, une fois le fossile préparé, on a découvert des petites huîtres accrochées sur le crâne, mais cette fois-ci elles étaient fossilisées (Fig. B ci-dessous). Ces mollusques se sont donc installés sur l’ossement avant qu’il ne se fossilise il y a 165 millions d’années.

A, un cirripède, un petit crustacé, qui s’est fixé récemment sur le fossile indiquant que le fossile a été trouvé sur une plage. B, des huîtres qui se sont fixées sur le fossile avant qu’il ne se fossilise il y a 165 millions d’années.

Ces trois caractéristiques, l’âge géologique, le bord de mer et le type de préservation avec des mollusques incrustés correspondent très bien au gisement paléontologique des Falaises des Vaches Noires, près de Villers-sur-Mer en Normandie. Il se trouve que ce site est connu depuis fort longtemps pour les fossiles qu’il contient, puisque les héros de flaubertiens Bouvard et Pécuchet y ont fait leurs premières et dernières armes de paléontologues. D’autre part, en 2014 le paléontologue français Hugo Dutel a déjà décrit un os de cœlacanthe de grande taille provenant de cette localité.

Les falaises des Vaches Noires près de Villers-sur-Mer en Normandie (L. Cavin).

Quand et comment cette pièce est arrivée au Muséum demeure un mystère. Cependant, notre collection contient un autre morceau de vertébré fossile provenant de ce site. Il s’agit d’un rostre d’un crocodile marin qui a été examiné à Genève par le célèbre paléontologue Georges Cuvier en 1811 ! Il est dont possible, et même probable, que le morceau de crâne de cœlacanthe soit arrivé dans un cabinet privé genevois au tout début du 19ème siècle, avant même que le Muséum ne voit le jour en 1820. Si cette hypothèse s’avère authentique, ce spécimen a été collecté avant que les premiers fossiles de cœlacanthes n’aient été étudiés pour la première fois par le paléontologue suisse Louis Agassiz dans les années 1830. On excuse donc le conservateur de l’époque d’avoir classé ce fossile parmi les baleines et les dauphins !

Le hasard a voulu que des amateurs passionnés de paléontologies qui écument la plage des Vaches Noires depuis de nombreuses années, Madame et Monsieur Pennetier, ont découvert des ossements correspondant au fragment du cœlacanthe géant, mais cette fois-ci de toute petite taille.

Voyons maintenant ce que nous racontent ces gros et petits fossiles. En plus de toutes les originalités des cœlacanthes signalées plus haut, il en est une encore qui est peut-être la plus étrange. Chez ces poissons la boîte crânienne, qui contient le cerveau, est composée de deux morceaux qui s’articulent au milieu de la tête ! Chez le genre actuel, Latimeria, cette articulation ne pose pas  de problème au cerveau car celui-ci n’occupe que 1 % du volume à disposition, le reste de la boîte étant rempli par de la graisse. C’est comme si notre cerveau avait la taille d’une noix perdue au fond de notre boîte crânienne ! Chez les cœlacanthes, l’articulation intracrânienne se situe entre deux ossements, les prootiques à l’arrière et le basisphénoïde à l’avant, et c’est précisément ce dernier qui a été découvert dans les collections. En le comparant avec d’autres fossiles découverts notamment en Allemagne, on a pu attribuer ce spécimen au genre Trachymetopon, un genre qui était connu jusque-là par des spécimens de taille plus modeste.

A l’aide d’une rapide règle de trois à partir de fossiles de la même famille de cœlacanthes, préservées en entier mais de plus petite taille, on calcule que notre poisson devait mesurer environ 5 mètres de long lorsqu’il était entier ! Les petits basisphénoïdes découverts dans le même gisement appartenaient, quant-à-eux, à des animaux d’environ 30 centimètres. Probablement des nouveau-nés !

Comparaison du basisphénoïde du cœlacanthe géant (à gauche) avec celui d’un des nouveau-nés (à droite) à la même échelle (en bas), ou les deux ramenés à la même taille (en haut).

Nous avons profité de cette découverte pour faire un rapide tour du monde des cœlacanthes géants. Comme déjà signalés, quelques morceaux de taille respectable, bien qu’un peu plus petits,  avaient déjà été découverts aux Vaches Noires.

D’autres morceaux datant du Crétacé inférieur, donc un peu plus jeunes, ont été trouvés au Brésil. Ils correspondent à des poissons d’à peu près la même taille, ou même un petit peu plus grands, jusqu’à 5,30 mètres de long. En Afrique du Nord, des fragments indiquent la présence de bêtes de 3 à 4 mètres. Ces derniers devaient servir de nourriture aux spinosaures, des dinosaures carnivores de grande taille qui s’étaient spécialisés dans la pêche aux poissons.

Comparaison des tailles calculées pour des individus géants de cœlacanthes des genres Trachymetopon (Jurassique d’Europe) et Mawsonia (Crétacé d’Amérique du Sud et d’Afrique) (Cavin et al., 2021).

Enfin, on a comparé la variation des tailles des cœlacanthes au cours de leur histoire à celles des très nombreux autres poissons osseux (c’est-à-dire tous les poissons sauf les raies et les requins qui sont cartilagineux) qui vivaient en même temps qu’eux. Cette comparaison à grande échelle indique que la diversité de la taille des cœlacanthes a été bien supérieure à celle des autres poissons osseux pendant 420 millions d’années malgré une morphologie qui n’a pas beaucoup bougé pendant tout ce temps.

Signalons enfin que les Vaches Noires ont également livrés des ossements d’un autre poisson géant, Leedsichthys, qui devait mesurer une quinzaine de mètres de long et qui se nourrissait par filtration, à la manière des baleines à fanons.

Cette étude a été menée par trois paléontologues du Muséum de Genève, Lionel Cavin, conservateur, André Piuz, chargé de recherche, et Christophe Ferrante, doctorant, en collaboration avec un collègue de l’Université de Montpellier, ancien chercheur au Muséum de Genève, Guillaume Guinot.

Le morceau de crâne du cœlacanthe géant dans les collections du Muséum où il a été découvert avec trois des chercheurs qui l’ont étudié : à droite, Lionel Cavin, conservateur ; au centre, André Piuz, chargé de recherche ; à gauche, Christophe Ferrante, doctorant. Il manque parmi les auteurs le quatrième mousquetaire, Guillaume Guinot, maître de conférence à l’Université de Montpellier. © P. Wagneur, MHN/MHS

Continuons à explorer le monde à la recherche de la biodiversité inconnue du présent et du passé. Mais n’oublions pas de préserver et d’étudier les spécimens conservés, parfois depuis très longtemps, dans les réserves des musées : ils ne manqueront pas de nous révéler encore de très belles découvertes !   

 

Article scientifique disponible en libre accès : Cavin, L., Piuz, A., Ferrante, C. & Guinot, G. 2021. Giant Mesozoic coelacanths (Osteichthyes, Actinistia) reveal high body size disparity decoupled from taxic diversity. Scientific Reports. 10.1038/s41598-021-90962-5

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