Le déclin des populations d’insectes

Le déclin actuel des populations d’insectes est une réalité incontestable que chacun a pu constater : disparition d’espèces et de populations et baisse de l’abondance locale des espèces. Ce déclin est largement confirmé scientifiquement par un nombre grandissant d’études, qui révèlent un véritable effondrement de la biodiversité des arthropodes depuis le début du 20ème siècle, qui semble même s’accélérer ces 50 dernières années.

Il ne fait aucun doute aujourd’hui que cette crise mondiale de perte de biodiversité est due à des facteurs humains, en premier lieu les changements drastiques d’utilisation des terres, et l’utilisation massive de pesticides. L’étude que nous présentons ici a pour but de préciser les liens qui existent entre les perturbations d’origine humaine et la biodiversité au sein des espèces. Plus particulièrement, nos travaux examinent le déclin des insectes, non pas en regard de la diminution de leur abondance (déjà largement documentée), mais de la dynamique de la diversité génétique de leurs populations, à travers le temps. Cette dernière est particulièrement importante car elle constitue la base de l’adaptation et de l’évolution.

Le rôle des collections des muséums

Les collections des muséums représentent une extraordinaire source d’information pour accéder aux gènes du passé. En effet, si on arrive à analyser l’ADN d’un spécimen collecté au début du 20ème siècle, on pourra comparer ce dernier à l’ADN contenu dans les spécimens contemporains, et ainsi identifier les changements qui s’y sont produits.

Cependant, tous les muséums n’offrent pas la même palette de spécimens de collection. Notre choix s’est donc porté, ici, sur le Luonnontieteellinen keskusmuseo, le Muséum d’histoire naturelle de Finlande à Helsinki, connu sous son acronyme LUOMUS pour les intimes, et qui regroupe la quasi-totalité de tous les insectes collectés à l’échelle d’un immense pays comme la Finlande, et ceci depuis deux siècles. Cette étude se fonde plus précisément sur les spécimens de collection de deux espèces de papillons de jour, le cuivré de la bistorte (Lycaena helle) et le moiré lapon (Erebia embla), collectés depuis le début du 20ème siècle jusqu’à nos jours, en Finlande. Cette période est intéressante, puisqu’elle concentre la plupart des grands changements causés par l’espèce humaine, qui ont impactés largement la biodiversité, à savoir les changements de pratiques agricoles et l’avènement des pesticides. Notre choix d’étudier des papillons de jour a été motivé par le fait que ces insectes ont été de tout temps collectés en abondance depuis des siècles, que cela soit pour des raisons scientifiques ou esthétiques ; aujourd’hui, ils sont donc présents en grande quantité, et à travers de nombreuses séries temporelles, dans les collections muséales du monde entier, et en particulier au LUOMUS.

Deux papillons de jour, symboles des déclins populationnels

Les spécimens de collection jouent donc ici le rôle de témoins du passé, leur signature génétique reflétant l’état démographique des populations au moment de leur collecte. En échantillonnant l’ADN de nombreux spécimens de ces deux papillons boréo-montagnards dans les collections du LUOMUS d’Helsinki, nous avons été capables d’identifier les déclins populationnels rencontrés par ces espèces, en Finlande, depuis plus d’une centaine d’années.

Photographies des deux espèces étudiées : le moiré lapon (Erebia embla) et le cuivré de la bistorte (Lycaena helle) (crédits : Mila Pajkovic)

Avant de pouvoir analyser les signatures génétiques des spécimens de collection, il nous a fallu mettre au point une méthode permettant d’analyser l’ADN des spécimens de collection. En effet, ces derniers n’ont généralement pas été préservés dans des conditions optimales, et les processus de dégradation post-mortem, qui se sont produits pendant les nombreuses années après leur collecte, ont notamment fragmenté et modifié biochimiquement l’ADN des spécimens.

Méthode d’analyse ADN des spécimens

La méthode que nous avons utilisée se base sur une technologie moléculaire, la capture par hybridation, qui a pour principe d’utiliser des hameçons moléculaires, appelés sondes, pour capturer l’ADN de nos spécimens d’intérêt. Ces sondes sont produites à partir d’individus frais de la même espèce, ces derniers présentant un ADN de qualité irréprochable. En bref, nous découpons l’ADN de quelques spécimens frais, gardons seulement une petite proportion des fragments du génome, et transformons cet ADN en ARN un peu spécial présentant des propriétés magnétiques. Cet ARN nous permet ensuite, grâce à ses propriétés magnétiques, de “pêcher” à l’échelle nanométrique des fragments d’ADN homologues provenant des spécimens de collection, et ceci quel que soit leur niveau de dégradation. Une fois séquencés, ces derniers sont analysés à l’aide d’outils bioinformatiques.

Cette méthode moléculaire nommée HyRAD (un acronyme court pour l’indigeste “Hybridization capture using Restriction siteAssociated DNA probes”), publiée par notre groupe de recherche en 2016 (alors établi à l’Université de Lausanne), a donc été appliquée aux spécimens de nos deux papillons finlandais par Mila Pajkovic, à l’époque étudiante de doctorat, qui a également procédé à l’échantillonnage des spécimens de collection au Muséum d’Helsinki en compagnie de notre collègue finlandais Lauri Kaila, conservateur pour les lépidoptères. Rejointe récemment dans ses analyses par Jérémy Gauthier, post-doctorant au Muséum de Genève (et coauteur de ce billet de blog), les deux jeunes chercheurs (également en collaboration avec Samuel Neuenschwander de l’Institut Suisse de Bioinformatique, Sarah Schmid de l’Université de Lausanne et Ludovic Orlando du CNRS à Toulouse en France) ont mené à bien cette étude, qui nous a permis d’identifier un déclin massif au niveau génétique ainsi qu’une fragmentation chaque fois plus marquée au cours du temps, à l’échelle de la Finlande, chez ces deux papillons. Par ailleurs, Jérémy Gauthier, au travers d’un développement bioinformatique important, a permis de standardiser l’analyse de données génomiques produites selon la méthode HyRAD, en déployant une série de scripts de programmation dans une suite logicielle nommée popHyRAD.

Les résultats de l’étude plus en détails

Regardons maintenant en détails quelques-uns des principaux résultats. Tout d’abord la diversité génétique au sein des populations a pu être estimée pour différentes périodes depuis le début du 20ème siècle ; certaines des populations que nous avons trouvées dans les collections du Muséum d’Helsinki ayant en effet été collectées à différentes périodes, permettant ainsi une comparaison des populations au cours du temps.

Nous avons observé que pour trois populations du moiré lapon et une population du cuivré de la bistorte, la diversité génétique (“observed gene diversity” dans le graphique ci-dessous) a décliné durant le 20ème siècle. Cette diminution est vraisemblablement le reflet d’une réduction au cours du temps de ce que les généticiens des populations appellent l’effectif efficace, abrégé Ne, qui représente la taille théorique d’une population.

Graphique représentant l’évolution de la diversité génétique pour chaque population finlandaise analysée (différentes couleurs) au cours du temps, à gauche pour le moiré lapon (Erebia embla) et à droite pour le cuivré de la bistorte (Lycaena helle). L’axe vertical représente la diversité génétique et l’axe horizontal le temps, en années ; les chiffres indiquent le nombre d’échantillons que nous avons analysés pour chaque population et chaque pas de temps.

Assez logiquement, cette diminution de diversité s’observe également à l’échelle de la Finlande toute entière, résultat que nous avons obtenu en synthétisant les valeurs de diversité produites à trois pas de temps, soit au début du 20ème siècle, au milieu du 20ème siècle, et au début du 21ème siècle.

Graphique représentant l’évolution de la diversité génétique à l’échelle de la Finlande pour trois périodes (le début du 20ème siècle, le milieu du 20ème siècle, et le début du 21ème siècle), à gauche pour le moiré lapon (Erebia embla) et à droite pour le cuivré de la bistorte (Lycaena helle). L’axe vertical représente la diversité génétique et l’axe horizontal le temps, en années ; les chiffres indiquent le nombre d’échantillons que nous avons analysés pour chaque période sur l’ensemble de la Finlande.
Graphique représentant l’évolution de la diversité génétique à l’échelle de la Finlande pour trois périodes (le début du 20ème siècle, le milieu du 20ème siècle, et le début du 21ème siècle), à gauche pour le moiré lapon (Erebia embla) et à droite pour le cuivré de la bistorte (Lycaena helle). L’axe vertical représente la diversité génétique et l’axe horizontal le temps, en années ; les chiffres indiquent le nombre d’échantillons que nous avons analysés pour chaque période sur l’ensemble de la Finlande.

En mesurant les gènes pour lesquels la diversité a disparu (on dit qu’elle est fixée), nous aboutissons au même constat, toujours à l’échelle de la Finlande. Plus on avance dans le temps, plus la proportion des gènes ayant perdu leur diversité augmente.

Enfin, nos résultats suggèrent une perte de connectivité importante au cours du temps, tout du moins chez le moiré lapon, chez lequel le nombre de populations échantillonnées au cours du temps a été suffisant pour réaliser les analyses. Ce résultat a été obtenu en comparant à différentes périodes l’isolement génétique des populations, ce dernier étant calculé en corrélant les distances géographiques et génétiques entre populations. En clair, si les distances génétiques n’augmentent pas ou peu avec les distances géographiques séparant deux populations, alors on peut en déduire que les individus de ces populations peuvent disperser aisément entre elles, et homogénéiser la composition génétique au niveau global. C’est ce qu’on observe lorsque l’habitat favorable d’une espèce est continu dans l’espace. En revanche, si l’isolement génétique par la distance est marqué, alors cela signifie que le nombre d’individus capables de disperser d’une population à l’autre est faible, et que chaque population évolue un peu différemment, sous la pression de forces évolutives locales. C’est typiquement ce qu’on observe dans des cas de fragmentation d’habitat, lorsqu’il n’y pas ou plus de corridors biologiques entre deux populations, suite à la destruction d’habitats favorables qui pourraient permettre aux individus de disperser.

Les résultats obtenus chez le moiré lapon, ci-dessous, montrent de manière évidente qu’il n’y avait pour ainsi dire pas d’isolement génétique par la distance au début du 20ème siècle, mais que cet isolement a progressivement augmenté jusqu’à aujourd’hui, conséquence de la fragmentation de son habitat au cours du temps.

Graphique représentant l’évolution de la relation entre la distance génétique (sur l’axe vertical) et la distance géographique (sur l’axe horizontal) à différentes périodes du 20ème siècle (avant 1950 à gauche, entre 1950 et 2000 au milieu, et en 2015 à droite). La pente modélisant la relation linéaire entre ces points de données, ainsi que les informations présentes sur le graphique, illustrent la corrélation entre ces deux distances ainsi que les statistiques qui lui sont associées. On constate que la pente de l’isolement génétique des populations augmente au cours du temps, suggérant une diminution de la connectivité entre populations (et donc une augmentation de la fragmentation de l’habitat).

Nos résultats, publiés au mois d’avril 2020 dans le journal Molecular Ecology Resources, bien qu’illustrant la dramatique réalité de ce que nos collègues anglo-saxons nomment l’insectaggedon, montrent l’extraordinaire potentiel d’analyse des spécimens de collection pour retracer l’histoire des populations. Ce pan de la recherche fait partie de la grande famille de méthodes dites de Muse-omics, qui utilisent l’analyse génomique des spécimens de collection pour répondre à des questions biologiques. A l’aide des mêmes méthodes décrites plus haut, à savoir HyRAD et popHyRAD, nous allons maintenant procéder, au cours de la période 2020-2022, à une analyse ambitieuse d’une dizaine d’espèces d’insectes et d’une espèce d’oiseau, à l’échelle suisse, au travers du projet decliNe, financé par l’Office Fédéral de l’Environnement.

Article scientifique en open access : Gauthier, J., Pajkovic, M., Neuenschwander, S., Kaila, L., Schmid, S., Orlando, L., and Alvarez, N., 2020. Museomics identifies genetic erosion in two butterfly species across the 20th century in Finland. Molecular Ecology Resources. DOI: https://doi.org/10.1111/1755-0998.13167

→  Article original disponible à la bibliothèque du Muséum

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