Des souris et des hommes… et des poissons

Lorsqu’il naît, le petit d’homme a les os du crâne qui ne sont pas complètement soudés entre eux. Les espaces entre les os, nommées fontanelles, facilitent l’accouchement en donnant une certaine flexibilité à la boîte crânienne et permettent ensuite au cerveau de se développer durant les premières années de la vie. Elles se soudent ensuite pour former une boîte osseuse compacte et rigide. Parfois, une naissance sur 2’500 environ, les fontanelles se soudent trop tôt : c’est une maladie nommée craniosynostose qui provoque, si elle n’est soignée à temps, une microcéphalie associée à un retard mental. Pour mieux comprendre et soigner cette malformation, on utilise des modèles animaux tels que les souris et un poisson dont on connaît très bien le développement embryologique et génétique : le poisson zèbre (Danio rerio). Ce mignon petit poisson est facile à élever et ses nombreux os du crâne, qui ne se soudent pas durant la vie, sont faciles à observer.

Le poisson zèbre (Danio rerio) est un modèle biologique très utilisé dans les sciences du développement, les sciences évolutives et les sciences médicales (Wikipedia).

Camilla S. Teng effectue une thèse sur cette question dans le Department of Stem Cell Biology and Regenerative Medicine à l’Université de Californie du Sud à Los Angeles. Elle s’intéresse notamment à une suture entre l’os frontal et les os pariétaux chez l’homme, suture que l’on appelle suture coronale. Et comme modèle, elle utilise comme beaucoup de ses collègues le petit poisson zèbre si pratique. Avec les superviseurs de Camilla, Robert E Maxon Jnr et J. Gage Crump, et mon collègue Marcelo Sánchez-Villagra, paléontologue et biologiste du développement à l’Université du Zurich, j’ai eu l’occasion d’examiner d’un peu plus près la nature profonde des os concernés par cette suture chez l’homme et chez le poisson zèbre.

Chez le poisson zèbre, comme chez la souris et chez l’homme, on appelle la paire d’os situé entre les orbites des frontaux (chez l’homme, les frontaux sont situés un peu plus en arrière des orbites, ou plutôt au-dessus en raison de la posture particulière du crâne et du fort développement de l’encéphale). Chez ces trois organismes, les os situés derrière les frontaux sont les pariétaux. Le schéma semble similaire chez ces trois espèces (on dit « homologues » en biologie) et rien ne semble s’opposer à l’utilisation du poisson zèbre comme un modèle développemental pour étudier ce qui se passe chez l’homme.

Les os du crâne chez un fœtus humain (A) ; comparaison (B) avec des crânes de souris (mouse) et de poisson zèbre (zebrafish) (© Teng et al., 2019).

Les fossiles amènent leur grain de sable

Mais il y a un petit hic ! Le poisson zèbre est un poisson appartenant aux actinoptérygiens, un groupe qui comprend plus de 30’000 espèces. L’homme et la souris appartiennent à un autre groupe, les sarcoptérygiens, qui s’est séparés des actinoptérygiens il y a 420 millions d’années environ. Il s’est passé beaucoup de choses dans l’évolution des crânes durant cette période comme nous l’apprennent les fossiles !

Pour retracer l’histoire de ces os crâniens au cours de l’évolution, il nous faut des points de repère dans la tête. En l’occurrence, nous utilisons l’organe pinéal qui est une petite glande rattachée au cerveau et qui est photosensible chez certains animaux. Parfois, l’organe est en contact avec l’extérieur à travers le foramen pinéal, une ouverture au sommet du crâne qu’on appelle aussi « troisième œil » chez les amphibiens et les reptiles. On retrouve assez souvent ce foramen sur les fossiles. On considère alors, lorsqu’il est présent, que le foramen pinéal perce les pariétaux.

Le « troisième œil » ou œil pinéal, visible au centre du rectangle sur le crâne de ce lézard nord-américain, l’Anole vert (Anolis carolinensis) (Wikipedia).

En remontant l’évolution des actinoptérygiens et des sarcoptérygiens avec ce foramen comme point de repère, on constate que ce que l’on appelle « frontal » chez le poisson zèbre correspond en fait à un pariétal. D’un point de vue évolutif, les os comparés chez le poisson et chez l’humain (ou la souris) ne sont donc pas similaires ou homologues.

Identification de certains os du crâne des vertébrés osseux (les ostéichthyens). Comme chez l’homme, la souris (Mus) a une suture coronale entre les os « frontaux » (vert) et « pariétaux » (violet) alors que la suture considéré comme similaire (homologue) chez le poisson zèbre (Danio) sépare le « pariétal » (violet) du « postpariétal » (orange) (© Teng et al., 2019).

Des populations de cellules différentes

Il s’agit là d’une interprétation paléontologique, mais d’autres approches portées par les auteurs de l’article sont possibles. On peut par exemple identifier les cellules embryonnaires qui sont à l’origine du frontal et du pariétal chez le poisson d’une part et chez les mammifères d’autre part. En effet, les cellules à l’origine des organes chez les vertébrés appartiennent à des populations cellulaires différentes et spécifiques. Le squelette, en particulier, se constitue à partir de deux de ces populations : le mésoderme et la crête neurale. On peut espérer avoir là un bon moyen d’identifier l’origine des différents ossements, mais uniquement lorsqu’on travaille sur des animaux vivants bien sûr.

Chez la souris (et probablement chez l’homme), l’os pariétal est constitué uniquement de cellules issues du mésoderme et l’os frontal uniquement de cellules issues de la crête neurale. Mais chez le poisson zèbre, le « frontal » est formé de cellules issues de ces deux populations de cellules. Pour expliquer cette différence, on peut supposer que le « frontal » du poisson correspond à la fusion de deux os présents chez la souris, par exemple un frontal à l’avant et un pariétal à l’arrière. Mais rien, dans l’histoire paléontologique du poisson zèbre, ne vient confirmer une telle fusion.

L’origine cellulaire des os du crâne varie selon les espèces de vertébrés. Chez la souris (mouse), le pariétal est constitué de cellules du mésoderme (jaune) et le frontal de cellules de la crête neurale (vert) alors que chez le poisson zèbre (zebrafish), le frontal est constitué à la fois de cellules du mésoderme et de la crête neurale (© Teng et al., 2019).

Et les gènes

D’autres approches également discutées dans notre article sont l’observation de la position des os par rapport aux parties du cerveau qu’ils couvrent ou les gènes impliqués dans leur formation. Dans ce dernier cas, on constate que la mutation de certains gènes identiques (notamment les gènes TWIST1 et TCF12) chez le poisson zèbre et les mammifères provoque la même malformation dans la suture coronale de ces animaux. Un constat plutôt étonnant puisqu’on vient de voir que les os impliqués dans cette suture ne sont pas les mêmes dans les deux espèces !

Bref, cette revue des travaux portant sur une suture osseuse du crâne, qui pose parfois de sérieux soucis chez l’homme, montre qu’elle est en fait constituée d’os différents chez les espèces comparées, bien que ces os soient en partie soumis aux mêmes déterminants génétiques. Cela ne remet pas en question l’utilisation des poissons zèbres comme modèle pour comprendre le développement et les maladies des mammifères. Mais cette étude montre qu’une approche multidisciplinaire est le seul moyen de rendre compte de la complexité des êtres vivants.

Elle pose aussi une question plus générale, voire philosophique, sur le concept d’homologie en biologie. Une homologie est un lien entre des structures anatomiques présentes chez deux espèces issues d’une structure anatomique commune chez l’ancêtre commun de ces deux espèces. Par exemple la patte d’un chien et la « nageoire » d’un dauphin sont homologues car elles ont tous les deux évolués à partir de la patte du premier vertébré à être sorti de l’eau.

Exemple classique d’homologie entre les os des membres antérieurs de divers vertébrés (Wikipédia)

Mais dans le cas du frontal et du pariétal des vertébrés, qu’est-ce qui définit l’homologie ? Leur continuité évolutive observée à travers les fossiles ou les gènes responsables de leur formation durant le développement embryonnaire ?

 

Le paléontologue qui est à l’origine de ces lignes penche en faveur de la première solution, c’est-à-dire qu’il considère qu’une ossification reste homologue durant toute son histoire évolutive, quelle que soit sa position dans le squelette et quels que soient les gènes qui sont à son origine.

 

→ Article scientifique disponible en libre-accès : Teng CS, Cavin L, Jnr RE, Sánchez-Villagra MR, Crump JG. 2019. Resolving homology in the face of shifting germ layer origins: Lessons from a major skull vault boundary. eLife. 8:e52814.

→  Article original disponible à la bibliothèque du Muséum

 

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