L’ADN environnemental, ou comment valoriser des crottes

La locution « ADN environnemental » désigne le matériel génétique issu d’organismes vivants (tissus morts, sécrétions, etc.) que l’on retrouve dans l’environnement. C’est aussi par ce doux euphémisme que l’on désigne les traces génétiques d’aliments retrouvées dans le caca des animaux. Depuis quelques années, les méthodes de séquençage à haut-débit permettent de caractériser génétiquement les dizaines ou centaines d’espèces présentes dans un seul échantillon prélevé dans l’environnement. En s’appuyant sur ces techniques puissantes, les chercheurs du Muséum ont donc plongé dans le menu des chauves-souris en analysant leurs crottes. Celles-ci ont été patiemment récoltées tout au long de l’année sur des nappes placées sous les colonies des trois espèces d’oreillards du bassin genevois. Ainsi, il devenait possible de connaître leur régime alimentaire avec une grande finesse, et quasiment sans les déranger.

Les restes de proies se mélangent aux crottes sous les colonies d’oreillards. © Manuel Ruedi & Tommy Andriollo.

Ça mange quoi, un oreillard ?

On le savait depuis longtemps : les oreillards mangent des papillons de nuit car on retrouve souvent des fragments d’ailes sous les perchoirs où les chauves-souris les consomment et se reposent. Mais ces restes se limitent à quelques grosses proies, les plus petites étant consommées sur les lieux de chasse. L’analyse de l’ADN de proies présentes dans les crottes a fourni un catalogue bien plus complet. Et on parle d’une diversité folle : en quelques mois d’échantillonnage, ce ne sont pas moins de 687 espèces d’invertébrés qui ont été identifiées, les extrapolations estimant que la diversité réelle de proies consommées pourrait être comprise entre 1,5 et 2 fois ce chiffre !

Voici les 366 espèces de papillons figurant au menu des oreillards genevois ! Et c’est sans compter les centaines d’autres types de proies retrouvées dans leurs crottes grâce à l’ADN… © Philippe Wagneur.

Que nous apprennent ces résultats ?

L’intérêt premier de ce travail était de nous renseigner sur l’écologie de ces chauves-souris, et sur la façon dont elles arrivent à se partager les ressources alimentaires disponibles. Même si les trois espèces d’oreillards se ressemblent énormément, les proies qu’elles consomment indiquent qu’elles chassent dans des habitats différents, et avec des techniques différentes. L’oreillard roux par exemple, chasse en forêt et glane très régulièrement des proies sur la végétation ou au sol, comme des araignées et des coléoptères. L’oreillard gris et l’oreillard montagnard prospectent quant à eux dans des milieux plus ouverts, et l’oreillard montagnard consomme notamment des proies venant de prairies sèches et de zones montagneuses, même si les colonies étudiées se trouvent en plaine le long du Rhône. Les variations dans le régime alimentaire montrent enfin que les trois espèces de chauves-souris ont une alimentation très similaire en été et en début d’automne, se focalisant sur quelques papillons qui pullulent, mais ont des préférences beaucoup plus marquées au printemps, quand la disponibilité en insectes est plus basse.

Dans cette représentation graphique, chaque point correspond au régime alimentaire d’une colonie à une saison donnée. Plus les points sont proches, plus les régimes alimentaires qu’ils représentent sont similaires. On voit que les régimes alimentaires se regroupent avant tout par saison, plutôt que selon l’espèce de chauves-souris à laquelle ils correspondent.

Les chauves-souris, super échantillonneuses de la biodiversité

Alors qu’il aura fallu des décennies de prospection pour lister environ 1’800 papillons de nuit vivant sur le canton de Genève, il a suffi d’une année pour en retrouver près de 400 dans les crottes des oreillards. Parmi celles-ci, 17 espèces n’étaient même pas encore connues sur le canton, mais ont été détectées dans le guano des chauves-souris. Encore mieux, chez les névroptères (chrysopes, fourmilions…), six espèces trouvées dans les crottes d’oreillards n’étaient pas listées parmi les 26 connues de Genève. Et ainsi de suite. Vu sous cet angle, ces chauves-souris insectivores pourraient se montrer des alliées très efficaces pour inventorier la biodiversité nocturne !

Les chauves-souris auxiliaires de culture ?

Enfin, nos résultats mettent en évidence le grand appétit des chauves-souris pour les espèces d’insectes qui pullulent, notamment dans les milieux agricoles. Ainsi, de nombreuses espèces de papillons dont les chenilles sont considérées comme des ravageurs des cultures ont été retrouvées abondamment dans les échantillons analysés. C’est notamment le cas des noctuelles Agrotis exclamationis, Agrotis ipsilon, et Helicoverpa armigera, très communes dans la région genevoise. De même, des mouches vectrices de maladies pour le bétail (genres Calliphora et Lucilia) ou ravageurs de fruits (comme Drosophila suzukii) sont également consommées par les oreillards. Se peut-il vraiment que cela ait un impact sur les pullulations d’insectes ? Hé bien les chauves-souris sont voraces ! Aux États-Unis, même les estimations les plus conservatrices chiffrent à plusieurs milliards de dollars par année les bénéfices que ces mammifères volants apportent à l’agriculture par leur consommation d’insectes. Au-delà de considérations bassement pécuniaires, leur statut de prédateurs insectivores fait que les chauves-souris participent de manière importante à l’équilibre des écosystèmes établis.

Et la science ?

Cette étude novatrice sur l’écologie des oreillards du bassin genevois est publiée dans le journal scientifique de référence Molecular Ecology et peut-être librement téléchargée sur le site de la revue. Pour en savoir plus sur le régime alimentaire de l’Oreillard roux, il est possible de consulter un autre article de recherche publié en accès libre par la même équipe de chercheurs du Muséum et dans la revue PLoS ONE.

 

Référence

→ Article scientifique disponible en libre accès : Andriollo, T., Michaux, J.R., & Ruedi, M. 2021. Food for everyone: Differential feeding habits of cryptic bat species inferred from DNA metabarcoding. Molecular Ecology. https://doi.org/10.1111/mec.16073

Laisser un commentaire