Les oxymorons (ou oxymores) les plus connus sont la cornélienne « obscure clarté » tombée des étoiles, la tortue qui « se hâte avec lenteur » de la fable de la Fontaine, la cynique « riposte préventive » de Poutine, le « journaliste sportif » (point de vue très partial de l’auteur de ces lignes) et, bien sûr, les « fossiles vivants » objets de ce billet.

 

Darwin, le père des « fossiles vivants »

C’est dans l’Origine des Espèces que Charles Darwin publie pour la première fois l’expression « fossile vivant » (« living fossil » sous sa plume). Il l’utilise pour qualifier des organismes qui partagent diverses caractéristiques que nous ne détaillerons pas ici. La seule qui nous intéresse est que les « fossiles vivants » sont des organismes chez lesquels « les nouvelles formes se sont formées plus lentement, et les anciennes formes ont été plus lentement exterminées ». Autrement dit, ces organismes évoluent plus lentement que la moyenne.

 

Ornithorynque et poisson Castor

Darwin donne comme exemple de « fossiles vivants » le fameux ornithorynque australien et divers poissons d’eau douce, dont le lépisosté (Lepisosteus et Atractosteus) et l’amie chauve ou poisson-castor (Amia calva), deux poissons d’Amérique du Nord. Mais le naturaliste n’inclut pas dans les « fossiles vivants » les cœlacanthes car ces animaux n’étaient connus que sous forme de fossiles et n’intéressaient guère les savants de l’époque. Cette situation ne dura pas grâce à la découverte d’un cœlacanthe vivant (ou plus précisément fraîchement mort) en 1938.

L’ornithorynque, un des exemples de fossiles vivants cités par Darwin dans L’Origine des espèces en 1859.

 

Cœlacanthes d’hier et d’aujourd’hui

Le premier fossile de ce groupe de poissons avait été étudié un siècle auparavant, dans les années 1830, par le naturaliste helvético-américain Louis Agassiz. Les cœlacanthes sont des poissons qui se reconnaissent à leur petit lobe supplémentaire situé au bout de la queue, entre autres caractéristiques. Mais surtout, ces animaux occupent une place importante dans l’histoire du monde vivant car, bien que « poisson » par leur apparence extérieure, certains caractères de leur squelette les rapprochent des vertébrés terrestres, les humains notamment. Un siècle après l’étude d’un premier fossile, un cœlacanthe vivant a été découvert en 1938 au large de l’Afrique du Sud. On connait aujourd’hui deux espèces appartenant à un même genre, Latimeria, qui occupent pour l’une la région occidentale de l’Océan Indien et pour l’autre les alentours des îles indonésiennes. La découverte d’un cœlacanthe vivant en 1938 a eu l’effet d’une bombe dans le monde des zoologues.

Tomographie du spécimen de Latimeria chalumnae du Muséum de Genève au Centre universitaire romand de médecine légale, avec l’aide de Sami Schranz (Ph. Wagneur).

 

Un bouledogue sur la piste des cœlacanthes

Retournons chez Darwin. Une fois la rédaction de L’Origine des Espèces terminée, Darwin se révéla être un orateur plutôt tiède pour défendre sa propre théorie qui était attaquée de toute part, notamment par les milieux religieux. Il préférait l’écriture, confortablement installé dans sa propriété de Down au sud de Londres, aux débats scientifiques se tenant dans les arènes publiques. Il laissa ce rôle à d’autres, en particulier à un polymathe, spécialiste d’anatomie comparée et brillant orateur, Thomas Huxley. Ce dernier exerça si bien son rôle de défenseur de la théorie darwinienne qu’on le qualifia rapidement de bouledogue de Darwin. Parmi les nombreux travaux d’Huxley, il y a ses études des fossiles de cœlacanthes qu’Agassiz avait découverts quelques décennies plus tôt. Il est le premier, à ma connaissance, à reconnaître en 1866 que ces poissons ne changeaient pas beaucoup au fil du temps (mais ils évoluent quand-même, bien sûr !).

Thomas Huxley, naturaliste polymathe surnommé le « bouledogue de Darwin », non-pas en raison de ses broussailleuses rouflaquettes mais pour sa défense acharnée de la théorie darwinienne de l’évolution.

 

Un « chaînon-manquant-fossile-vivant »

A partir de l’observation de Huxley, mais surtout à partir de la découverte d’individus vivants de cœlacanthes en 1938, ces animaux sont devenus une icône à deux visages. D’une part, on les qualifie de « chaînon manquant » (chaînon qui n’est de fait plus « manquant » une fois découvert !) car ils représenteraient une sorte d’intermédiaire entre les poissons et les vertébrés terrestres (ceux qu’on nomme tétrapodes pour la simple raison qu’ils possèdent quatre pattes). D’autre part ils seraient des « fossiles vivants », c’est-à-dire qu’ils n’auraient pas, ou peu, évolué depuis des millions d’années. Ces deux qualificatifs sont, comme on l’a vu, des simplifications techniquement fausses. Mais ils contiennent une part de vérité : les coelacanthes sont évolutivement plus proches des tétrapodes qu’ils ne le sont des autres poissons et, dans leur ensemble, les cœlacanthes ont évolué relativement lentement. Depuis quelques décennies, cependant, un débat fait rage (une rage feutrée qui s’exprime à travers des publications scientifiques généralement courtoises) sur le bien-fondé de l’emploi de l’expression « fossile vivant », dont les échos du doux vacarme (!) sont lisibles ici, ou , ou encore .

 

Du nouveau chez de vieux poissons

Les recherches sur les coelacanthes, qu’ils soient fossiles ou vivants, sont assez dynamiques ces temps-ci. Nous retenons ici une première recherche publiée en 2021 portant sur Latimeria, le coelacanthe actuel, une seconde de la même année portant sur des fossiles datés du Crétacé, et finalement une troisième étude de 2022 qui fait la synthèse des deux premières. Lors de la croissance, les os de nombreux vertébrés marquent des pauses annuelles. Lorsque l’os est coupé, ces pauses s’expriment sous forme d’anneaux de croissance, un peu comme les anneaux observés dans les troncs d’arbres. On peut ainsi mesurer l’âge d’un individu, qu’il soit actuel ou, dans certains cas, fossilisé. Chez les poissons, ces anneaux de croissance sont présents également dans les écailles. En 2021 trois chercheurs, Kélig Mahé, Bruno Ernande et Marc Herbin (Mahé et al., 2021), ont remarqué que les anneaux comptés jusqu’alors dans des écailles de Latimeria n’étaient pas les bons. Les vrais, ceux qui marquent les ans, sont beaucoup plus discrets que les grosses marques comptées jusqu’alors, et visibles uniquement avec une lumière polarisée. Avec cette nouvelle méthode, les chercheurs ont réalisé que Latimeria peut facilement atteindre l’âge de cent ans, que sa maturité sexuelle est atteinte après 50 ans et que la gestation (chez eux comme chez nous, les embryons se développent dans la mère) dure 5 ans… Un record chez les vertébrés ! Cette découverte est extraordinaire pour la biologie, mais ses conséquences peuvent être catastrophiques pour les deux espèces de Latimeria car une telle lenteur dans la reproduction rend les populations très vulnérables.

Ecailles du coelacanthe Latimeria avec des lignes de croissance telles qu’elles étaient comptées auparavant (à gauche) et telles qu’elles sont comptées maintenant (à droite). L’âge d’un individu estimé avec cette nouvelle méthode est multiplié par 5.

 

Devenir adulte à 80 ans et mourir à 300 ans ?

L’autre étude datée de 2021 est celle que nous avons menée au Muséum de Genève (Cavin et al., 2021) qui portait sur des cœlacanthes du Crétacé pouvant dépasser les 5 mètres de longueur. Ne nous y attardons pas car on en a déjà parlé. Mais l’intérêt a été de mettre ensemble les résultats des deux études précédentes, ce que nous avons fait avec Nadir Alvarez, l’actuel et tout frais directeur du Musée cantonal des sciences naturelles (et ancien responsable de la recherche et des collections au Muséum Genève, et toujours professeur à l’Université de Genève) (Cavin & Alvarez, 2022). En effet, si les énormes coelacanthes du Crétacé avaient une biologie relativement semblable à celle de Latimeria, il est possible que ces géants puissent vivre pendant des siècles. Leur maturité sexuelle devait être très tardive, peut-être être atteinte à près de 100 ans, et leur gestation devait durer de nombreuses années. Par conséquent, le temps de génération de ces poissons, c’est-à-dire le temps qu’il faut pour que le génome passe d’une génération à la suivante, était tellement long que le mécanisme qui sous-tend l’évolution – qu’on peut résumer simplement comme étant la transmission de mutations génétiques d’une génération à la suivante, mutations qui disparaitront ou se fixeront dans la population selon les pressions de la sélection naturelle – était très ralenti. Ces simples caractéristiques suffisent, peut-être, à expliquer l’évolution très lente de ces poissons, notamment ceux appartenant à la famille géante de cœlacanthes du Mésozoïque qu’on nomme les mawsoniidés, mais également chez les autres genres de ce groupe.

 

A, temps de génération calculés pour de poissons actuels, à droite, et estimé pour des cœlacanthes géants du Mésozoïque, à gauche ; B, taille corporelle du Latimeria actuel et des cœlacanthes géants du Mésozoïque ; C, durée d’existence de trois genres de cœlacanthes (Cavin & Alvarez, 2022, Opinion, Frontiers in Ecology and Evolution)

 

Mais, mais, mais…

Ce qu’il y a d’extraordinaire dans l’étude du vivant est qu’elle traite d’un monde quasiment sans règle et sans loi ! Les généralités qu’on croit parfois y trouver finissent toujours par présenter des exceptions. Dans le cas de l’évolution lente des cœlacanthes, l’exception est par exemple ce petit poisson nommé Foreyia dont la morphologie est très différente de celle de ses cousins. Nous vous promettons pour bientôt des exceptions encore plus sensationnelles !

 

Références :

→ Article disponible gratuitement : Cavin, L., & Alvarez, N. (2022). Why Coelacanths Are Almost “Living Fossils”?. Frontiers in Ecology and Evolution, 501.

→ Article disponible gratuitement : Cavin, L., Piuz, A., Ferrante, C., & Guinot, G. (2021). Giant Mesozoic coelacanths (Osteichthyes, Actinistia) reveal high body size disparity decoupled from taxic diversity. Scientific reports, 11(1), 1-13.

→ Article disponible sur abonnement : Mahé, K., Ernande, B., & Herbin, M. (2021). New scale analyses reveal centenarian African coelacanths. Current Biology, 31(16), 3621-3628.

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