Un lieu particulier : le skarn de Crestmore, sous le soleil californien

Dans les années 60, au son des chansons d’Aretha Franklin et de Marvin Gaye, des minéralogistes étudient un gisement de minéraux un peu spécial en Californie : le skarn de Crestmore. Dans le cas présent, Crestmore, situé à l’est de Los Angeles, constitue un ensemble de carrières de calcaires et de marbres, utilisées jusqu’en 1986 pour la production de ciment. Dans ce lieu furent identifiés plus de 160 minéraux différents, dont 9 décrits pour la première fois au monde ! Ces marbres ont été produits par réchauffement de  roches calcaires au contact d’une intrusion de magma.

Vue de la carrière de Crestmore, en Californie, prise en 1940. On y voit la roche magmatique en intrusion (QMP = Monzo-porphyre à quartz, Cont = roche de contact, Calc. = calcaires métamorphisés). ©Photo : Mineralogical Society of America, 1941, redessiné Schnyder, 2021.

La wightmanite, un minéral de bore et qui possède de très grands canaux

Vers le début des années 60, alors que les minéralogistes commençaient à étudier de façon intensive la carrière de Crestmore, de toutes petites baguettes de couleur grise réparties dans une matrice de minéraux carbonatés blancs et bleutés attira leur attention. Autant dire qu’avec si peu de contraste, reconnaître la possibilité d’un nouveau minéral relevait d’un exploit ! Des minéralogistes menèrent donc des investigations et découvrirent en 1962 qu’il s’agissait d’un nouveau minéral hydraté de bore et de magnésium, qu’ils baptisèrent « wightmanite », du nom de M. Wightman, directeur de la carrière. Avant la wightmanite, de très nombreux minéraux furent trouvés dans ces calcaires et ces marbres, dont certains contenant également du bore et du magnésium. Par la suite, en 1972, la structure cristalline de la wightmanite fut décrite dans une publication (avec les résultats pouvant être obtenus avec les techniques de l’époque) mettant en évidence un minéral à très grands canaux.  Le voile retomba ensuite sur ce minéral énigmatique pendant presque 50 ans.

Un chimiste retraité pugnace, expert en structure de minéraux, sort du bois

Bernard Liebich, après ses études de chimie et son doctorat obtenu à l’Université de Genève, collabora  autour des années 1978 comme chercheur à l’institut de cristallographie de l’Université, avec les minéralogistes du Muséum, Halil  Sarp et Jacques Deferne, à la description d’une série  de nouveaux minéraux importants tels que la chantalite, la defernite et la parthéite. Il s’intéressa en particulier aux types de liaisons des atomes en utilisant des techniques de radiocristallographie, véritables radiographies des « squelettes » de minéraux, permettant de connaître précisément leur architecture incluant surtout, si possible, l’élément le plus petit et le plus fugace : l’hydrogène. Vers 2016, Bernard, quoique à la retraite depuis quelques années, et toujours fortement motivé par les casse-têtes posés par les minéraux, nous contacta et nous exposa son problème : il désirait se pencher sur la structure détaillée de la wightmanite, minéral ayant une structure fine exceptionnelle comprenant de grands canaux recouvert par des hydrogènes liés entre eux et aussi apparenté à la defernite. Prudents, nous acceptâmes du bout des lèvres, soupçonnant une masse considérable de travail avec des résultats probablement incertains.

Trouver des cristaux « frais », une véritable aventure !

Ayant décidé de nous lancer dans l’inconnu, il fallait avant tout trouver de la wightmanite bien cristallisée et bien identifiable. Ce minéral trouvé seulement en Californie (Crestmore) est très peu courant, même si divers musées semblaient en posséder, dont le nôtre. Bernard s’étant adressé d’abord à des particuliers, puis à divers musées et enfin à des institutions, nous avons ainsi examiné de nombreux échantillons, présentant ces petites baguettes grisâtres, comme décrites selon les exemples de photos trouvées sur des sites Internet de minéralogie, et considérés en général comme de la wightmanite. Par ailleurs la publication originale, datant de 1962, mentionnait quant à elle des cristaux incolores. Quoiqu’il en soit, nous avons donc peu à peu analysé tous les échantillons à disposition, soit par notre spectromètre Raman, soit par rayons X.

Plus les analyses se succédaient et plus les résultats ressemblaient à tout, sauf à de la wightmanite ! Nous nous sommes même alors demandé si le jeu en valait la chandelle, pensant que ce minéral devait subir une certaine déshydratation et par conséquent, une altération une fois extrait de son milieu. Le minéral ne semble pas très stable et presque tous les échantillons sur le marché ou provenant des collections ne sont que des mélanges d’autres minéraux. Nous nous sommes cependant encore adressés à l’Université de Los Angeles (UCLA), là où la wightmanite avait été découverte et étudiée, mais comme celle-ci ne possédait pas ce minéral, ils nous ont indiqué que le tout voisin Musée d’histoire naturelle de Los Angeles pouvait en posséder un échantillon. Là, enfin, la présence de la wightmanite a été confirmée, et sur notre demande le très actif conservateur honoraire du musée, Anthony Kampf, a pu montrer par de nouvelles mesures aux rayons X, que les minuscules grains gris répartis dans le marbre bleuté de leur échantillon étaient bien de la wightmanite. Ainsi, après cette longue recherche nous sommes donc enfin parvenus à trouver ce minéral de bore, si rare et si difficile à détecter, dans un état bien cristallisé et relativement « frais ». Cette percée allait donc enfin nous permettre de mieux analyser la wightmanite, d’en d’étudier à fond la structure fine exceptionnelle et d’en préparer la publication.

Photo de l’échantillon du Musée d’histoire naturelle de Los Angeles (NHMLAC 66810). Les cristaux gris pâle de wightmanite sont finement disséminés dans une gangue de minéraux carbonatés. De la wightmanite altérée est présente sous la forme de croûtes jaunes. (Photo : C. Schnyder)

Une structure complexe en « tuyaux d’arrosage », alignés en tuyaux d’orgues, et suggérant des utilisations diverses

Avec l’aide des nouvelles données de la diffraction aux rayons X et des nouvelles analyses spectroscopiques réalisées au Muséum de Genève sur les grains envoyés de Los Angeles, la détermination de la position précise des atomes de la structure, y compris l’hydrogène, et l’obtention de spectres corrects de la wightmanite ont été possibles. La très intéressante structure de ce minéral montre  des arrangements de triangles de bore et d’octaèdres de magnésium encerclant de grands canaux elliptiques, que l’on peut comparer à des « tuyaux d’arrosage » alignés l’un à côté de l’autre comme des tuyaux d’orgues !

Il est aussi très intéressant d’observer que l’intérieur de ces canaux est tapissée par une couche d’hydrogènes liés les uns aux autres comme un filet et qui lient de même des molécules d’eau se trouvant au centre du canal. Il n’en fallait pas plus pour que notre collègue Bernard souligne le grand intérêt de cette structure, en fasse un descriptif très précis et qu’il projette de l’étendre à un petit groupe de minéraux proches qu’il avait précédemment étudiés.

Structure régulière du minéral wightmanite, montrant un assemblage de polygones contenant de canaux blancs dans lesquels se trouvent des alignements de molécules d’eau (grandes sphères). Les petites sphères blanches indiquent les positions des hydrogènes dans ces canaux. La boîte rectangulaire englobant les canaux marque l’unité de base de cette structure qui se répète dans les trois dimensions a, b et c.

Des liaisons bien particulières en « toile d’araignée »

En général, dans les minéraux, les électrons d’un atome se lient avec un ou plusieurs atomes, formant un réseau régulier en trois dimensions. Mais dans le minéral wightmanite nous avons un cas particulier où des atomes n’arrivent pas à se décider avec qui se lier. Dans la structure du minéral « wightmanite » les analyses détaillées des liaisons formées par les hydrogènes dans des canaux ont révélés qu’un atome d’hydrogène ne se lie pas seulement avec un autre atome, mais il établit des liaisons de différentes longueurs avec une multitude d’atomes. Ce réseau de liaisons ressemble à une toile d’araignée tapissant la surface de ces canaux dans la structure de la wightmanite.

Détail de la structure de wightmanite montrant comment les atomes d’hydrogène (H) forment des multiples liaisons tapissant l’intérieur des canaux comme une toile d’araignée. Les nombres à droite indiquent les longueurs de liaisons, exprimés en Ångströms (= 0,1 nanomètre). Les nombres à gauche indiquent les angles entre les liaisons.

Si une telle étude semble rester maintenant dans le domaine purement académique, la connaissance de ces structures moléculaires permet d’envisager les utilisations les plus diverses. On peut penser à des matériaux permettant de transporter ou de transformer le courant, de stocker des éléments nocifs ou radioactifs ou encore de filtrer des solutions, par tamis moléculaires. Mais tout ceci reste néanmoins à l’heure actuelle de la musique d’avenir.

Cédric Schnyder et Edwin Gnos

 

Remerciements

Nous remercions particulièrement la revue American Mineralogist, pour l’autorisation de reproduction de la photo de la carrière de Crestmore, Bernard Liebich pour les suggestions ajoutées au manuscrit et Emmanuel Tardy pour l’assistance photographique.

Bibliographie / webographie

Article sur la carrière de Crestmore

La wightmanite sur le site de Mindat

→ Liebich, B.W., Kampf, A.R., Gnos, E. & Schnyder, C. (2021). Complex Weblike Hydrogen Bonding in Large “Drain Pipe” Channels of Wightmanite Revealed by New X-Ray and Spectroscopic Measurements, The Canadian Mineralogist, https://doi.org/10.3749/canmin.2000084.

→  Article original disponible à la bibliothèque du Muséum

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