Dans un précédent billet de blog (« Nouvelle carte géologique du Salève, partie I »), nous passions brièvement en revue l’historique de la cartographie géologique au Salève afin d’introduire le remarquable travail de plusieurs géologues genevois sur cette montagne entre 2012 et 2022. Ce travail vient de déboucher sur la publication d’une nouvelle carte géologique ainsi qu’une notice explicative dans la revue de Paléobiologie, éditée par le Muséum. Une véritable mine d’or d’informations géologiques sur le Salève.

Le Salève vu par les géologues

Nous disions donc précédemment, que le versant genevois est abrupt et met en relief de nombreux affleurements qui ont attiré les naturalistes depuis plusieurs siècles. Nous allons voir maintenant comment un géologue interprète les informations qu’il retire de ses observations de terrain.

La succession des couches (stratigraphie) ainsi que leur contenu fossile (paléontologie), permettent de déterminer des (paléo) paysages, ainsi que leur évolution au fil des temps géologiques (paléoenvironnements). C’est ce que nous allons aborder dans un premier temps.

Le Salève est constitué essentiellement de roches calcaires, anciens fonds marins, d’âge Mésozoïque (l’Ere qui a vu se développer puis disparaître les dinosaures).

Une succession de couches géologiques : la stratigraphie

Sur le terrain, les géologues subdivisent les parois des montagnes en paquets de roches ou strates appelés « Formations lithostratigraphiques » (abrégées « Fm » dans la suite du texte).

Afin de les représenter le plus clairement possible sur les cartes, profils, photos ou figures, chaque formation porte un nom et une couleur qui lui est propre. Les couleurs sont attribuées en fonction de l’âge des roches, et celui-ci est donné par les fossiles découverts dans ces roches. Les nuances de bleu correspondent aux roches de la période Jurassique, les différents verts à celles du Crétacé, et les rouges et jaunes au Cénozoïque. Sur la nouvelle carte géologique du Salève, quatorze formations (Fm) ont été différenciées ; trois au Jurassique supérieur, huit au Crétacé inférieur, et trois au Cénozoïque.

Fig. 1 (Charollais et al. 2023) Colonne stratigraphique montrant les différentes roches présentes au Salève, depuis les couches les plus anciennes (présentes à la base des falaises du Coin) jusqu’aux plus récentes (présentes au pied -pas au sommet- du Salève) : la Formation (Fm) du Coin (bleu foncé, abrégée Cn sur les figures) est surmontée par la Fm des Etiollets (Et), puis par la Fm de Twannbach (Tw), Goldberg (Go), Pierre-Chatel (PC), Vions (Vi), Chambotte (Ch), Vuache (Vu), Grand-Essert (GE), Urgonien (Ur), Molasse (Mo).
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Si en lisant la légende ci-dessus vous vous demandez pourquoi les roches les plus jeunes (la molasse, représentée au sommet de la colonne stratigraphique), sont présentes au pied du Salève et non à son sommet (voir l’extrait de carte présenté ci-dessous) c’est uniquement parce que le Salève était déjà une montagne lors du dépôt de ces sédiments. Sa partie haute était donc soumise à érosion plutôt qu’à déposition.

Fig. 2 (Charollais et al. 2023) Le Salève en amont de Veyrier et son interprétation géologique. Notez que les différentes formations géologiques se retrouvent deux fois, de part et d’autre de la faille F1 qui sépare les couches horizontales (partie supérieure) des couches verticales (partie inférieure) exploitées dans les carrières. Voir plus bas, « Structure du Salève ».
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Les terrains les plus anciens du Salève affleurent à la base du cirque des Etiollets (au-dessus de Collonges-sous-Salève), au lieu-dit « Le Coin », bien connu des grimpeurs. Elles appartiennent à la Formation du Coin (car elle a été définie au « Coin » justement) et sont datées du Tithonien inférieur (dernier étage du Jurassique, il y a environ 150 millions d’années) grâce à des fossiles dits « marqueurs » c’est-à-dire qui ont eu une durée de vie courte à l’échelle géologique.

Fig. 3 Le Coin vu d’avion (Photo J. Charollais). On distingue clairement la succession des couches depuis la formation du Coin à la base (flèche bleue) jusqu’à la formation de la Chambotte (flèche verte). Les roches (plus jeunes) qui les surmontent stratigraphiquement (voir fig. 1) ne sont pas visibles sur la photo et affleurent essentiellement sur le sommet ainsi que sur le flanc SE de la montagne. 
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Ces calcaires gris, grâce à de nombreux fossiles et figures sédimentaires, permettent aux spécialistes de donner un âge et d’interpréter les environnements dans lesquels se sont déposés les sédiments marins qui forment le Salève aujourd’hui.

Ils montrent des strates plus ou moins épaisses jusqu’au sommet du Salève et témoignent de quelques 40 millions d’années de dépôt sur la marge nord de l’océan Tethys qui s’étend alors vers le sud alors que l’arrangement des continents est bien différent de celui d’aujourd’hui (Fig. 4).

Fig.4 (Scotese paleomap project, scotese.com) Carte paléogéographique montrant l’arrangement des continents il y a 152 millions d’années. La flèche rouge indique approximativement la position du Salève à cette époque.

Entre 150 (Tithonien, Fm du Coin) et 110 millions d’années (Albien inférieur, Fm des Pertes du Rhône), vont ainsi se succéder (Fig. 1) des témoins d’environnements marins allant d’une mer profonde à des talus récifaux, récifs coralliens, lagons, estrans (zone située entre les marées hautes et basses), plages, émersions, sebkhas et lacs. Une mer chaude tropicale dans les roches du Salève dont témoignent la formidable diversité et les nombreux fossiles de coraux, gastéropodes (dont certains mesurent plusieurs dizaines de cm), bivalves, brachiopodes, oursins, éponges, algues, terriers de crevettes, céphalopodes, foraminifères… trouvés par les naturalistes et scientifiques depuis plus de 200 ans et dont une large partie est conservée dans les collections du département des Sciences de la Terre du Muséum.

Entre 110 (Albien inférieur, Fm des Pertues du Rhône) et 23 millions d’années (Chattien, Fm de la Molasse), l’histoire géologique est beaucoup plus floue car on ne retrouve que très peu de traces de cette époque au Salève et aux alentours. Les roches qui se déposent durant le Crétacé supérieur (100 à 66 millions d’années) vont être érodées durant une émersion qui aura lieu fin Crétacé – début Paléogène (autour de 66 millions d’années). On retrouve aujourd’hui des témoins de ces roches sous forme de galets dans un conglomérat appelé « Poudingues de Mornex » (premier niveau jaune au sommet de la colonne stratigraphique, Fig.1).

Durant le Cénozoique, le Salève est soumis à un environnement continental qui provoque une intense karstification. Le karst sera comblé par des grès (sables transformés en roche) parfois blancs, parfois rouges, qui reposent en discordance sur l’Urgonien (une formation qui affleure sur le haut et la pente SE du Salève). Les rochers de Faverge sont un magnifique exemple de ces grès appelés « Sidérolithiques » et qui, soit dit en passant, seront exploités au Moyen-Âge pour la verrerie et pour les fonderies. Leur âge n’a pu être déterminé avec précision au Salève mais il se situerait probablement aux environs de 37 millions d’années (Bartonien-Priabonien pour les spécialistes).

Les Poudingues de Mornex, vieux d’environ 30 millions d’années, sont des conglomérats composés de galets qui proviennent en majorité du démantèlement des terrains crétacés déposés au Salève. Présents uniquement en certains points, ils sont surmontés sur les flancs du Salève d’une puissante série de marnes, de grès et de gypse attribués à différentes molasses (22 millions d’années).

Structure du Salève : la tectonique

Durant la phase tardive de la formation des Alpes, les différentes couches stratigraphiques mentionnées plus haut (sédiments marins du Jurassique et du Crétacé) vont subir des contraintes formidables déplaçant d’incroyables masses de roches (à la même vitesse qu’aujourd’hui… ce sont les échelles de temps qui sont gigantesques) générant des plis et des failles (tectonique) qui vont progressivement former une montagne : le Salève.

Sur la figure 2, on voit que les couches presque horizontales de la partie supérieure de la montagne contrastent remarquablement avec les strates verticales bien visibles par exemple au-dessus de Veyrier ou en amont de Beaumont. Elles sont les témoins de la structure du Salève (fig. 6) que les spécialistes appellent dans leur jargon, une « structure anticlinale faillée chevauchante ».

En fait il existe, sur le terrain (et donc sur la carte géologique dont un extrait est présenté sur la Fig. 5), deux principaux réseaux de failles au Salève. Des failles longitudinales (orientées NE – SW, comme la montagne), et transversales (orientées SE – NW, qui « traversent » le Salève).

Fig. 5 (Charollais et al. 2023) Extrait de la carte géologique (région du « Coin ») en amont de Collonges-sous-Salève. Les couleurs et abréviations des différentes formations lithostratigraphiques sont toujours les mêmes (Fig.1). En rouge, les failles, longitudinales (orientées, comme le massif, NE-SW), et transversales (qui traversent le Salève, orientées SE-NW). Notez la faille transversale du Coin qui limite vers le SW la Fm des Etiollets (« Et » en bleu clair).
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Fig. 6 (Charollais et al. 2023) Profil (coupe à travers le Salève) au niveau de la Corraterie (profil 10 localisé sur la carte, Fig.5, ci-dessus), montrant la fameuse « structure anticlinale faillée chevauchante » des auteurs. F1 à F4, failles longitudinales ; les flèches noires avec un chiffre correspondent au pendage ou plongement des couches par rapport à l’horizontale. Au NW de la faille F1, on est dans le flanc inverse du pli (la série est renversée) ; l’érosion à fait disparaître ce qui reliait ces couches à celles du flanc normal (en amont).
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Les failles longitudinales (NE-SW)

Au front du Salève, les failles longitudinales F0 et F1, orientées NE-SW sont continues sur toute la longueur de la carte. F0 est le plan de chevauchement majeur au front du versant NW. Il est uniquement détecté par des méthodes géophysiques mais non visible sur le terrain. F1, trait majeur du versant NW du Salève et visible sur toute la longueur de la carte. Il met en contact sur le profil 10 (Fig.6), la Fm du Goldberg subverticale avec la Fm des Etiollets subhorizontale ; ou sur la Fig.2 (face NW du Grand Salève entre Monnetier et Petite Gorge) la Fm du Twannbach (Tw) subverticale avec la Fm des Etiollets (Et) subhorizontale.

Fig.7 (Charollais et al. 2023) Détail de la faille longitudinale F1 au « Coin ». Elle met en contact la Fm du Goldberg subverticale avec la Fm des Etiollets, subhorizontale. La voie d’escalade « La jaune » dont la première ascension a été effectuée en 1910 remonte cette faille et permet ainsi de faire un écart de quelques 7 millions d’années entre son pied gauche et son pied droit.

Les failles transversales (SE-NW)

Les ravins, tel celui de la petite gorge, ou de manière plus complexe, de la grande gorge sont dus à des failles transversales orientées SE – NW. Mais le miroir du décrochement du Coin est certainement l’un des plus spectaculaire des décrochements jurassiens. Plus qu’une simple faille transversale, il s’agit d’un réseau de failles orientées NW-SE qui ont eu pour effet de pousser de près de 700m vers le NW le tronçon du Grand et du Petit Salève par rapport à celui des Pitons, avec un rejet vertical d’environ 80m !

Fig.8 (Charollais et al. 2023) Photo du « miroir de décrochement du Coin » et son interprétation géologique. Le réseau de failles transversales du Coin (bien visibles sur la carte de la Fig.5) a décalé la montagne de manière à laisser apparaître une coupe (miroir de décrochement) qui correspond au profil de la Fig.6 ci-dessus.
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Epilogue : ça n’est pas fini

Après plus de deux siècles d’études, malgré les synthèses de nombreux auteurs et les années de travail qui ont permis la sortie de cette nouvelle carte, de nombreuses questions sont encore sans réponses ou seulement partiellement résolues. Il reste du travail et des mystères à élucider au Salève. Celles qui ont paru importantes aux auteurs figurent dans un paragraphe intitulé «Futurs thèmes de recherches ».

Si cet avant-goût vous a donné envie d’aller (re-)découvrir la « montagne des genevois », nous vous rappelons que le sentier géologique de Salève comporte dix panneaux d’information conçus en 1990 par Charollais & Metzger qui complètent les itinéraires pédestres décrits par Charollais & Deville (in Charollais & Badoux, 1990 :34-40 ; figs 17-23) et que le téléphérique du Salève est maintenant ouvert.

En plus de la notice et la nouvelle carte publiée ce début d’année dans la Revue de Paléobiologie, une version pliée de la carte géologique vient d’être imprimée spécialement pour accompagner vos balades. Elle est pour l’instant disponible à la Maison du Salève, ainsi qu’aux stations inférieures et supérieures du nouveau téléphérique du Salève.

 

Références :

Charollais J., Mastrangelo B., Strasser A., Piuz A., Granier B., Monteil E., Ruchat C. & Savoy L. – 2023. Lithostratigraphie, biostratigraphie, cartographie et géologie structurale du Mont Salève, entre l’Arve et les Usses (Haute Savoie, France). Revue de Paléobiologie 42(1), p.1-127.

Charollais, J., Badoux, H. et al. 1990. Suisse lémanique, pays de Genève et Chablais, guides géologiques régionaux. Masson éditeur. 224 p., 161 fig.

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