Comment les dents se remplacent ?

Parmi les animaux vertébrés, les mammifères ont la capacité de se nourrirent efficacement et rapidement grâce à leurs dents spécialisées : les incisives tranchent la nourriture, les canines la percent, les prémolaires et les molaires la broient ou la coupe. On qualifie ces dentitions d’hétérodontes. Cette aptitude permet aux mammifères d’avoir un métabolisme élevé, ils ont le « sang chaud ». Mais cet avantage se paie au prix fort car la complexité de ce type de dents ne permet le développement que de deux générations seulement durant leur vie. Une fois nos dents de lait et nos dents définitives tombées, il ne nous reste que le dentier ! Les autres vertébrés, qui ont des dents généralement toutes semblables (homodontie), n’ont pas ce souci. Que vous soyez un requin blanc, une perche, une grenouille ou un crocodile, chaque dent tombée sera remplacée par une autre dent de même forme, et ceci tout au long de votre vie !

Parfois, les dents de remplacement se développent bien avant que les dents fonctionnelles ne tombent. Les dents en formation attendent alors leur tour à la queue leu-leu, poursuivant tranquillement leur développement. Chez les requins, par exemple, chaque dent fonctionnelle est à la tête d’une série de dents de remplacements prêtes à la remplacer le jour venu (voir figure ci-dessous). C’est pourquoi un seul requin peut produire pendant sa vie plusieurs milliers de dents et, conséquence importante pour les paléontologues, c’est pourquoi les dents fossiles de requins sont si abondantes dans certains gisements paléontologiques.

Une mâchoire de requin en coupe avec deux dents fonctionnelles au sommet et les dents de remplacements situées derrière.

Des fouilles dans le Canton du Jura

Dans le Canton du Jura s’est terminé au mois de juin 2019 un projet paléontologique d’une ampleur rarement atteinte dans le monde. Depuis plus de 20 ans, des travaux paléontologiques ont accompagnés les travaux de construction de la Transjurane, l’autoroute qui traverse le canton de part en part. Les découvertes les plus connues et les plus spectaculaires de ce projet sont des milliers d’empreintes de pas de dinosaures. Moins connue, mais tout aussi intéressante, est une multitude de fossiles de nature et d’âge variés découverts entre les niveaux à empreintes ou au-dessus de ceux-ci. Parmi ces fossiles se trouvent de nombreuses dents de raies et de requins qui vivaient dans la mer recouvrant cette région au Jurassique supérieur (150 millions d’années) et à l’Oligocène (30 millions d’années).

Des fouilleurs cherchent des fossiles sur le tracé de la future autoroute Transjurane.

Une demi-mâchoire bien étrange

Il y a quelques années fut découvert dans les marnes à virgula, une roche meuble composée en grande partie de coquilles de petites huîtres, une demi-mandibule d’un poisson appartenant au groupe des ginglymodiens (voir figure ci-dessous). Ce groupe, représenté aujourd’hui par les sept espèces de lépisostées, des poissons carnassiers des eaux douces nord-américaines, étaient beaucoup plus diversifié au Jurassique supérieur. Plusieurs espèces s’étaient spécialisées dans un régime alimentaire durophage, c’est-à-dire qu’ils étaient capables de broyer des coquillages grâce à leurs dents bulbeuses très résistantes. La mâchoire jurassienne est si bien préservée qu’elle nous montre justement comment les dents sont remplacées chez un poisson de ce type.

 

Photographie et dessin de la demi-mandibule du poisson durophage Scheenstia.

Les enquêteurs

L’étude a été conduite principalement par Léa Leuzinger, une brillante et volontaire étudiante qui effectue actuellement sa thèse sur des œufs de dinosaures en Argentine. Adriana López-Arbarello, une chercheuse basée à Munich spécialisée sur les poissons fossiles, Jean-Paul Billon-Bruyat, le porteur du projet paléontologique jurassien durant ces dernières années et moi l’avons accompagnée dans son étude. Adriana a confirmé que ce poisson appartenait à Scheenstia, un genre qu’elle a elle-même créé il y a quelques années et qui signifie « joli animal » en Bavarois (schönes Tier en Hochdeutsch.)

La demi-mâchoire a été CT-scanée, à savoir que des milliers d’images par rayons X ont été effectuées, puis les structures internes du fossile ont été reconstituées par ordinateur, un travail informatique extrêmement long à réaliser (voir film). Aux chercheurs ensuite d’étudier l’intérieur de l’organisme en « disséquant » virtuellement le fossile pour y reconnaître les différentes parties.

Film présentant une « dissection virtuelle » de la mâchoire grâce aux images de CT-scan.

Des dents à l’envers

Et quelle surprise lorsque Léa a découvert que sous chaque dent fonctionnelle se trouvait son équivalent, mais retournée à 180° : la dent de remplacement pointait la tête en bas, en direction de l’intérieur de l’os (voir figure ci-dessous). Plus précisément, seule la partie supérieure de la dent, celle constituée d’une sorte d’émail, est présente dans cette position. Il est probable qu’avant de remplacer sa dent fonctionnelle, ce capuchon accomplissait un demi-tour sur lui-même puis effectuait une ascension sous la poussée de la tige formée de dentine et d’os. Il est assez rare chez les poissons que les dents de remplacement se forment à l’intérieur-même des os des mâchoires et, à notre connaissance, le retournement des dents tel qu’observé ici est unique au sein des vertébrés.

Différentes vue de la demi-mandibule avec les dents fonctionnelles colorées en surface et leur dent de remplacement, avec le même code couleur, en position inversée au-dessous.

Une autre observation intéressante est que les dents de remplacement sont toutes au même stade de développement. Cette disposition nous indique que le poisson perdait toutes ses dents en même temps. Après quelques jours, la nouvelle génération de dents prenait place. Il faut donc imaginer notre poisson édenté pendant quelques jours, une situation bien étrange. Mais cette situation se rencontre aujourd’hui encore, chez les piranhas par exemple. Chez eux, la mâchoire tranchante qui forme une sorte de lame de rasoir serait peu efficace si la série de dents était entrecoupée de vides laissés par des dents en cours de remplacement.

Le poisson-loup

Mais le meilleur modèle vivant permettant de comprendre comment les choses devaient se passer chez Scheenstia et le poisson loup de l’Atlantique (Anarhichas lupus). Chez lui, comme chez Scheenstia, les dents de remplacement se forment à l’intérieur de l’os et le remplacement est synchrone, c’est-à-dire que lui aussi est édenté pendant quelques jours, caché dans son antre, en attendant que ses nouvelles dents poussent. Mais à la différence de Scheenstia, ses dents de remplacement ne se développent pas à l’envers.

Le poisson loup de l’Atlantique (Anarhichas lupus)

Ce type de mâchoire broyeuse est très efficace pour croquer des invertébrés à carapace dure comme le montre cette vidéo. Les oursins du Jurassique n’avaient qu’à bien se tenir !

Dégustation d’un oursin par le poisson loup de l’Atlantique

Des poissons aux côtés d’iguanodons

Signalons que, parallèlement à cette étude, une autre recherche a porté sur des poissons du genre Scheenstia. Il s’agissait cette fois de réétudier des poissons fossiles découverts dans un site paléontologique très connu, celui de Bernissart en Belgique. C’est en effet dans une mine de charbon près de Bernissart que fut découvert en 1878 dans le puit de Sainte-Barbe plus de 20 squelette du dinosaure Iguanodon. Plusieurs squelettes d’Iguanodon sont visibles au Musée royal d’histoire naturelle de Belgique à Bruxelles dans une mise en scène spectaculaire. Ces dinosaures sont devenus très connus mais, on le sait moins, à côté d’eux furent découverts de nombreux fossiles de plantes, de crocodiles, d’insectes et environ 3000 poissons. Ces derniers ont été étudiés en 1911 par Ramsay Traquair, un paléoichtyologue écossais, mais ils méritaient d’être réexaminés en détail avec des méthodes modernes.

La révision d’une des espèces de ce site, Scheenstia bernissartensis, a été un travail collaboratif entre Sébastien Olive, un post-doctorant dans l’institution belge, une paléontologue thaïlandaise Uthumporn Deesri et moi. La tâche n’a pas été aisée car les fossiles ne sont pas très bien conservés, mais nous avons finalement pu proposer une nouvelle description de cette espèce et trouver la place qu’elle tient à l’intérieur du groupe des ginglymodiens. Malheureusement, les fossiles ne sont pas suffisamment bien préservés pour observer si les dents de remplacement sont orientées à l’envers, comme son cousin helvétique un peu plus âgé.

Deux des spécimens de Scheenstia bernissartensis découverts en 1878 à une profondeur de 322 mètre dans une mine de charbon près du village de Bernissart en Belgique. Ils accompagnaient une vingtaine de squelette d’iguanodons.

 

Mes remerciements à Cyril et Simon pour leur relecture critique.

 

Article scientifique disponible sur abonnement : Cavin, L., Deesri, U. & Olive, S. 2019. Scheenstia bernissartensis (Actinopterygii: Ginglymodi) from the Early Cretaceous of Bernissart, Belgium, with an appraisal of ginglymodian evolutionary history. Journal of Systematic Palaeontology, 1-15.

Article scientifique : Leuzinger, L., Cavin, L., López-Arbarello, A. & Billon-Bruyat, J.-P. A unique dental renewal mechanism in a Jurassic ray-finned fish (Lepisosteiformes: †Scheenstia sp.). Palaeontology.

→  Article original disponible à la bibliothèque du Muséum

 

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