Premières découvertes de traces de pas fossiles en Valais

Le 23 août 1976, un géologue français en balade dans la région du Vieux Emosson en Valais, Georges Bronner, découvre et identifie une série d’empreintes de pas fossilisées dans une dalle de grès (sable consolidé) au-dessus du lac du Vieux-Emosson. L’été particulièrement chaud et sec de cette année 1976 avait provoqué la fonte d’une partie d’un névé qui recouvrait habituellement cette zone durant toute l’année (ce névé fond maintenant chaque été).

En 1979, une belle entreprise collaborative entre plusieurs musées suisses (Le Musée cantonal d’histoire naturelle de Sion, appelé aujourd’hui Musée de la Nature, le Naturhistorisches Museum de Bâle, le Musée géologique cantonal de Lausanne et le Muséum d’Histoire naturelle de Genève) étudie le site. Environ 800 empreintes sont cartographiées sur une surface de 350 mètres carrés.

Les premiers relevés effectués en 1979 (photo Dajoz).

A l’époque, la découverte fait grand bruit dans les médias helvétiques et une exposition itinérante sur les (rares) dinosaures de Suisse inaugurée à Sion en 1983 lui consacre une grande place.

En 1982 est publié l’article décrivant la découverte, signé par Georges Demathieu et Marc Weidmann (Demathieu & Weidmann, 1982).

Caricatures par Thierry Jaccoud, du Muséum de Genève, des auteurs de la publication initiale sur les empreintes de pas du Vieux Emosson.

Si la partie géologique de cet article est excellente et reste d’actualité, la partie consacrée à l’interprétation des empreintes fossiles (ou paléoichnologique pour être plus scientifique) laisse à désirer, même replacé dans le contexte de l’époque. Il est vrai que l’interprétation d’empreintes vieilles de plusieurs centaines de millions d’années n’est pas toujours chose aisée, et certaines mauvaises-langues parlent même de « paléopoésie » lorsqu’il s’agit de reconstituer l’apparence et les comportements d’animaux sur la seule base de leurs empreintes.

Les deux scientifiques reconnaissent 9 ichnoespèces (des espèces définies sur la base de leurs empreintes uniquement), dont plusieurs dinosaures probables. Cette dernière information est importante car, d’une part, c’est spectaculaire d’avoir des témoignages de dinosaures au sommet des Alpes et, d’autre part, la présence de véritables dinosaures indique un âge un peu plus jeune que ce qui était généralement admis pour ces couches : on passe du Trias inférieur (240 millions d’années) au Trias moyen-supérieur (230 millions d’années).

Une partie de la carte avec les empreintes et les tracés de quelques pistes possibles en noir (gauche) (Demathieu & Weimann, 1982) et reconstitutions des animaux à l’origine des traces sous la forme de dinosaures, comme on se les représentait en 1982 (droite) (B. Engesser).

L’interprétation sédimentologique faite par ces géologues indique que l’environnement de l’époque était une plage en bord de mer. Il faut en effet se rappeler que ces animaux ont laissé leurs traces à une période bien plus ancienne que la formation des Alpes !

Ligne de temps illustrant l’âge des traces du Vieux Emosson (plus anciennes que les premiers dinosaures comme on le verra) et l’élévation de la chaîne alpine (© L. Cavin).

La fin du 20ème siècle n’a pas vu beaucoup de progrès dans l’étude des empreintes de pas du Vieux Emosson. En 2003, le premier spécialiste suisse des empreintes fossiles et ancien directeur du Naturhistorishes Museum de Bâle, Christian Meyer, et son collègue Basil Thüring, actuel directeur de ce même musée, signalent dans un article portant sur les dinosaures de Suisse que les empreintes n’ont probablement pas été laissées par de véritables dinosaures (Meyer & Thüring, 2003). Ils signalent que ce site mérite une nouvelle étude.

Durant cette période, le Muséum d’histoire naturelle de Genève organise des visites estivales. Des géologues et paléontologues (en particuliers Danielle Decrouez, Christian Meister, André Piuz, Pierre-Alain Proz et moi-même) accueillent les visiteurs et leur expliquent comment des traces d’animaux ont pu se préserver dans la roche et se retrouver aujourd’hui dans la montagne après des centaines de millions d’années. Des activités de médiations sont encore proposées chaque été.

Des randonneurs écoutent les explications d’un paléontologue du Muséum de Genève sur le site du Vieux Emosson (© Ph. Wagneur, MHNG).

Une nouvelle piste et la fin d’un « mythe »

En 2008, un paléontologue italien spécialiste des empreintes de pas fossilisées, Marco Avanzini, est en visite sur le site alors que je m’y trouvais. Après avoir poliment écouté mon petit discours dispensé au public, il vient me voir et me dit qu’il pense avoir trouvé un bout de piste sur un bloc. L’œil du spécialiste avait su découvrir un fossile sur un bloc que des milliers de personnes, y compris de nombreux géologues et paléontologues, avaient côtoyé sans rien voir. Il est vrai, à notre décharge, que la piste est très discrète et visible uniquement avec une bonne lumière rasante, comme d’ailleurs la plupart des traces intéressantes dans cette région. Mais malgré tout, rien ne remplace les années d’expérience d’un spécialiste !

L’étude de cette piste (Avanzini & Cavin, 2009) montre qu’elle a été formée par un animal plus ancien qu’un dinosaure. Cette déduction repose sur le fait que les traces de pied montrent l’empreinte d’un talon alors que les dinosaures étaient tous digitigrades, c’est-à-dire qu’ils marchaient sur la pointe des pieds (voir Le talon d’Achille des dinosaures alpins). Grâce à cette piste, les couches de grès prennent aussi un coup de vieux. Elles passent de 230 à 240 millions d’années environ, retrouvant ainsi l’âge qu’on leur attribuait avant 1982.

Marco Avanzini, spécialiste italien des empreintes de pas fossiles, étudie une petite piste sur un bloc isolé (gauche), photographie et interprétation de la petite piste (droite) (photos L. Cavin).

Toujours plus au nord…

En 2003, un géologue à la retraite, Jean Boissonnas, découvre des traces sur un autre site situé à plus de 6 kilomètres au nord du Vieux Emosson, dans le vallon d’Emaney en montant vers le col de Barberine. Après un séjour passé sur le terrain en 2011, une équipe du Muséum de Genève détecte la présence d’au moins 3 pistes, dont 2 sont presque parallèles (Cavin et al., 2012). Là encore, le type d’empreintes est un attribué à des chirothériidés, un groupe d’animaux quadrupèdes de 2-3 mètres de long dont certains étaient les ancêtres des dinosaures.

Le nouveau site, nommé « Cascade d’Emaney » vu vers le sud avec son découvreur, Jean Boissonnas (gauche) et vu vers le nord, avec un petit modèle de l’animal qui est passé par là il y a 240 millions d’années (droite).
La double piste parallèle de la Cascade d’Emaney.

Une grande zone de piétinement

Dans les années 2010, Christian Meyer entreprend avec son équipe bâloise des études sédimentologiques et recherche de nouveaux sites dans la région. L’équipe étudie notamment un site (signalé en 1982 déjà par Demathieu et Weidmann) localisé entre le site du Vieux Emosson et celui de la cascade d’Emaney, mais plus proche du premier que du second. Ils décrivent de très nombreuses empreintes, mais celles-ci ne présentent que peu de détails (on les qualifie de patatoïdes) et aucune piste n’est décelable (Klein et al., 2016).

L’équipe bâloise, bien équipée, sur le nouveau site nommé Veudale (gauche, photo L. Cavin) et cartographie du site (droite, Klein et al., 2016).

Cette étude recense également 19 sites à empreintes de pas dans la région, certains connus depuis longtemps et d’autres découverts par l’équipe bâloise en raison du réchauffement climatique qui découvre chaque année de nouvelles portions de dalles de grès qui étaient auparavant recouvertes de neige toute l’année. Les études sédimentologiques menées par cette équipe sont très pointues ; elles permettent de démontrer que les animaux ne se déplaçaient pas sur une plage en bord de mer mais plutôt dans une vaste plaine fluviale dont les eaux coulaient vers le nord – nord-ouest plutôt que vers cette mer située quelque part plus au sud (Wiezevich et al., 2019 a, b).

Reconstitution d’un des animaux qui ont laissé leurs traces dans la région d’Emaney et d’Emosson (L. Cavin).

Où nous conduisent les dernières pistes ?

Au mois de novembre 2015, alors que l’été fut très chaud et que les névés avaient fondu comme jamais auparavant, nous avons trouvé une petite piste avec des empreintes de pieds bien marquées située quelques mètres plus bas que le site étudié par l’équipe bâloise. Son histoire et son implication sur notre compréhension de ce qui s’est passé dans la région il y a 240 millions d’années seront expliqués dans un billet à suivre très prochainement.

L’extase du chercheur quelques minutes après la découverte ! Les flèchent pointent vers les empreintes (Photo A. Muller)

 

Ces 34 années de découvertes ont fait l’objet de nombreux articles de presse et d’émissions diverses. Si vous souhaitez des informations complémentaires, contactez l’auteur de ce billet.

 

Ces sites à empreintes de pas apparaissent également dans des reportages, notamment :

The Birth of Europe (2012), National Geographic Channel

Objectif Mont Blanc, sur les traces d’un géant (2015), Arte

La Valse des Continents (2012), Arte

 

→  Références :

Avanzini, M., and Cavin, L., 2009. A new Isochirotherium trackway from the Triassic of Vieux Emosson, SW Switzerland: stratigraphic implications. Swiss Journal of Geosciences, 102(2), 353-361. https://doi.org/10.1007/s00015-009-1322-4

Cavin, L., Avanzini, M., Bernardi, M., Piuz, A., Proz, P.-A., Meister, C., Boissonnas, J., and Meyer, C. A., 2012. New vertebrate trackways from the autochthonous cover of the Aiguilles Rouges Massif and reevaluation of the dinosaur record in the Valais, SW Switzerland. Swiss Journal of Palaeontology, 131(2), 317-324. https://doi.org/10.1007/s13358-012-0040-0

Demathieu, G. R., and Weidmann, M., 1982. Les empreintes de pas de reptiles dans le Trias du Vieux Emosson [Finhaut, Valais, Suisse]. Eclogae Geologicae Helvetiae, 75, 721-757.

Klein, H., Wizevich, M. C., Thüring, B., Marty, D., Thüring, S., Falkingham, P., and Meyer, C. A., 2016. Triassic chirotheriid footprints from the Swiss Alps: ichnotaxonomy and depositional environment (Cantons Wallis & Glarus). Swiss Journal of Palaeontology, 135, 295-314. https://doi.org/10.1007/s13358-016-0119-0

Meyer, C. A., and Thüring, B., 2003. Dinosaurs of Switzerland. Comptes Rendus Palevol, 2(1), 103-117. https://doi.org/10.1016/S1631-0683(03)00005-8

Wizevich, M. C., Ahern, J., and Meyer, C. A., 2019a. The Triassic of southwestern Switzerland–Marine or non-marine, that is the question! Palaeogeography, palaeoclimatology, palaeoecology, 514, 577-592. https://doi.org/10.1016/j.palaeo.2018.11.016

Wizevich, M. C., Meyer, C. A., Linnemann, U., Gärtner, A., Sonntag, B.-L., and Hofmann, M., 2019b. U–Pb zircon provenance of Triassic sandstones, western Swiss Alps: implications for geotectonic history. Swiss Journal of Geosciences, 1-16. https://doi.org/10.1007/s00015-019-00342-5

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