Une mystérieuse observation
En juillet 2006, des entomologistes suédois observent une mystérieuse sittelle dans une forêt de conifères de la vallée d’Aktru (Altaï sibérien), à 2100 m d’altitude. Il s’agit d’un couple qui niche dans une cavité d’un mélèze Larix sibirica. Ce qui intrigue nos deux scientifiques, c’est que ces individus semblent correspondre en tout point à la Sittelle de Chine Sitta villosa, laquelle n’est pas présente dans la région. Erreur d’identification ? Découverte d’une nouvelle population de Sittelle de Chine, voire d’une nouvelle espèce de sittelle ?
Les sittelles aiment faire des espèces
La tentation est grande d’aller vérifier ce cas même s’il est malheureusement très mal documenté. En effet, les sittelles ont montré leurs capacités à former des espèces dans des endroits très restreints, comme le prouvent la Sittelle corse Sitta whiteheadi (endémique de Corse) et la Sittelle kabyle Sitta ledanti (endémique de quelques montagnes de Kabylie en Algérie).
Pourquoi pas une sittelle oubliée dans l’immense Altaï sibérien ?
De plus, les Suisses ont déjà montré par le passé une certaine réussite avec les sittelles. En effet, la Sittelle kabyle, découverte par l’agronome belge Jean-Paul Ledant en octobre 1975 (mais dont la découverte n’a été signalée qu’en juillet 1976, après que deux spécimens furent récoltés par Jacques Vieilliard), a été découverte indépendamment en juin 1976 par Eric Burnier, un médecin suisse passionné d’ornithologie. Pas de chance pour lui, croyant détenir un scoop, il apprend par l’édition du 28 juillet 1976 du journal Le Monde qu’un belge l’a devancé (de seulement huit mois) et que l’espèce est sur le point d’être décrite. Il s’était écoulé 92 ans depuis la dernière découverte d’une espèce nouvelle d’oiseau dans l’ouest Paléarctique. Il s’agissait déjà d’une sittelle, la Sittelle corse citée plus haut, décrite en 1884 par le zoologiste britannique Richard B. Sharpe.
En route pour l’Altaï russe
Avec mon fidèle compère Lionel Maumary, grand connaisseur de l’avifaune sibérienne, nous nous rendons en avion dans la ville de Gorno-Altaïsk, capitale de la république de l’Altaï en Russie, puis de là nous nous rendons en voiture dans la vallée d’Aktru à environ 400 km. Les routes dans cette région du sud de la Sibérie sont dans un état impeccable. Cela ne sera pas le cas des derniers 7 km qui mènent du premier gué sur la rivière Aktru à 1800 m d’altitude, jusqu’au camp d’Aktru à 2150 m d’altitude. Le pont sur l’Aktru a été endommagé par une crue et un guide nous emmène en véhicule 4×4 jusqu’au camp (séquence du passage du gué ici).
La recherche de la sittelle mystère
Dès le lendemain matin 22 juin 2017, nous nous lançons à la recherche de sittelles autour du camp d’Aktru, là même où l’oiseau mystère avait été observé en juillet 2006.
Les sittelles sont des oiseaux qui crient ou chantent assez fort et assez souvent, ce qui fait qu’ils sont en général assez faciles à repérer. De nombreux oiseaux chantent ce matin, mais pas de sittelles. Et là, à l’orée d’une clairière, alors que nous évoluons au hasard dans un dédale de mousses et de troncs enchevêtrés, nous tombons sur une plumée (un assemblage de plumes qu’on retrouve à l’endroit du repas d’un prédateur, comme par exemple l’épervier). Cette plumée est assez complète est comprend notamment presque toutes les rectrices (plumes de la queue) de l’oiseau qui a été dévoré. Ce n’est pas toujours le cas, mais ici les rectrices ont un motif très particulier reconnaissable entre mille : il s’agit des rectrices d’une sittelle ! Nous n’en croyons pas nos yeux : nous avons parcouru 6000 km en avion et en voiture à la recherche d’une sittelle de quelques grammes, et la première plume sur laquelle nous tombons en déambulant au hasard dans une forêt de montagne en Sibérie est justement celle d’une sittelle !
La providence a placé un second et unique indice d’importance : une sous-caudale (plume du dessous de la queue) rousse. Cette plume démontre qu’il ne peut pas s’agir d’une Sittelle de Chine, cette dernière ayant les sous-caudales blanches. Il s’agit donc ici d’une plumée de Sittelle torchepot Sitta europaea, la même que celle que nous avons en Suisse, ou d’une espèce apparentée qui serait inconnue.
La réponse définitive va tomber quelques heures plus tard, quand une Sittelle torchepot va être entendue, observée et photographiée, dans l’arbre même où la sittelle mystère avait été observée 11 ans plus tôt. Pour être précis, il s’agit dans ces régions de la sous-espèce asiatica, plus petite et plus pâle que la sous-espèce d’Europe de l’ouest que nous avons en Suisse. C’est peut-être cette particularité – en plus de la forte usure du plumage des adultes à cette saison – qui a induit les premiers observateurs en erreur.
En conclusion…
Pas de nouvelle espèce de sittelle dans l’Altaï. Mais onze ans plus tard, pouvons-nous exclure que nos collègues avaient bel et bien observé une Sittelle de Chine ? On peut pratiquement l’exclure avec force, car la Sittelle de Chine est une espèce forestière qui n‘est pas particulièrement migratrice ; elle peut se déplacer sur de relativement longues distances, mais seulement s’il existe un continuum de forêt. Or les sites les plus proches connus de nidification de la sittelle de Chine sont séparés d’Aktru au sud-est en Chine par 1500 km de désert. De plus, le site de d’Aktru se trouve à 2150 m d’altitude, ce qui serait un record pour la nidification de la Sittelle de Chine, laquelle est connue pour se reproduire entre 800 m et 1800 m d’altitude au maximum.
Enfin, dans la forêt d’Aktru, 28 autres espèces d’oiseaux ont pu être identifiées et d’autres espèces ont été aperçues.
→ Article scientifique disponible sur abonnement: Vallotton, L. & L. Maumary (2019) : In search of the Altai nuthatch. Dutch Birding 41(2) : 95-99.