Pour la 3e année consécutive, les spéléologues de l’association CORE GEO EXPEDITIONS, co-fondée par le Suisse Thomas Arbenz, ont organisé une mission d’exploration dans les zones calcaires (karstiques) du nord-est de l’Inde. La destination choisie pour le printemps 2024 se situe autour d’un petit hameau (Tolegre) localisé dans le district des South Garo Hills, une région encore très boisée et riche en biodiversité.

Deux pêcheurs prospectent une rivière dans les paysages boisés des Garos Hills. Crédit photographique : Manuel Ruedi, Muséum
Départ d’une équipe de spéléologues pour explorer une grotte au fond d’un vallon. Crédit photographique : Manuel Ruedi, Muséum
Camp de base des explorateurs du CORE-GEO EXPEDITIONS, établi sur un terrain de criquet ! Crédit photographique : Manuel Ruedi, Muséum

Mais c’est le sous-sol karstique de cette région qui attire spécifiquement les spéléologues car il regorge de grottes totalement inexplorées. Une seule a été véritablement étudiée, la Siju Cave, pour devenir aujourd’hui une attraction touristique : avec 5 km de galeries, c’est l’une des plus longues grottes connues du sous-continent indien. En dehors de cette grotte, des milliers d’autres cavités de dimensions inconnues parsèment les collines environnantes. Un camp de base d’une vingtaine de tentes de camping est installé, d’où de petites équipes de spéléologues partent en reconnaissance, emmenés par les indispensables guides locaux connaissant très bien la jungle environnante.

Les participants suisses de la mission d’exploration (de gauche à droite) : Jean-Marc Jutzet, Manuel Ruedi, Eric Vogel, Roman Hapka, Laurent Déchanez et Thomas Arbenz (co-directeur de la mission). Au centre, Ayush Singh est le co-directeur indien de l’expédition. Crédit photographique : CORE GEO EXPEDITIONS

Petit résumé en image de l’expédition. Crédit photographique : Milton Manda Sangma

Relevé topographique de terrain de la grotte au fossile. Crédit photographique : Tudor Tămaș, University of Cluj-Napoca

Ce manège croisé entre spéléos et biologistes se déroule tous les soirs, mais le point de rencontre de ces équipes aux rythmes alternés reste le repas du soir, où l’on communique les découvertes de la journée/soirée. Et elles sont nombreuses. Question chauves-souris, nous capturons en moyenne 4-5 individus de 2 à 3 espèces différentes par soirée. La palette de diversité s’étend de la petite pipistrelle indienne de 4 g, au faux-vampire carnivore de 60 g, en passant par une phyllorhine aux dents impressionnantes, mais amatrice de gros scarabées. Plusieurs spécimens, dûment mesurés, photographiés et (pour la plupart) relâchés, représentent des espèces nouvelles pour la province du Meghalaya, voire peut-être des espèces encore inconnues du monde scientifique… Tous ces chiroptères feront l’objet d’une étude commune réalisée entre le Muséum et son alter ego en Inde, le Zoological Survey of India.

Débriefing du soir, autour du repas commun. Crédit photographique : Roman Hapka, CORE GEO EXPEDITIONS
La « bat team » : le guide local Jery et les deux biologistes Manuel Ruedi et Rohit Chakravorty. Crédit photographique : Manuel Ruedi, Muséum
Un amateur de gros coléoptères, le Phyllorhine de l’Himalaya Hipposideros armiger. Crédit photographique : Manuel Ruedi, Muséum
Une des rares espèces de chauves-souris carnivores, le Faux vampire Lyroderma lyra. Crédit photographique : Manuel Ruedi, Muséum
La minuscule (4 g) Pipistrelle indienne Pipistrellus coromandra. Crédit photographique : Manuel Ruedi, Muséum

Les spéléologues rapportent aussi leurs aventures et découvertes souterraines, y compris la mise à jour d’ossements divers (chauves-souris, rats géants, porc-épic, ours, etc.), tous des mammifères utilisant les grottes comme abris. Souvent, le biologiste doit se contenter d’une dent ou d’un fragment de fémur pour apporter une réponse aux spéléos. Mais le 14 mars, ce qu’ils rapportent au débriefing du soir crée une vive émotion pour tous : au fond d’un long passage (environ 200 m), boueux et très étroit, les explorateurs souterrains tombent sur de grosses dents noires encrées dans le sédiment. L’un des découvreur, Tamas Tudor, géologue à l’université de Cluj-Napoca, réalise très vite que ces dents sont scellées dans une couche de calcaire vieille de… 35 à 40 millions d’années ! S’agit-il d’un crocodilien ou peut-être d’un requin, vu la taille imposante de ces dents ? Comme leur forme est variable et recourbée, il devrait plutôt s’agir d’un grand mammifère. Les hypothèses autour de cette trouvaille vont bon train, sachant qu’en plus de 25 ans de prospections de grottes en Inde, jamais personne n’avait découvert des restes pareils…

Des dents noires de taille impressionnante émergent de la boue. Crédit photographique : CORE GEO EXPEDITIONS
Fragment de mâchoire du fossile d’Archaeocète pris dans les sédiments calcaires lors de sa découverte. Crédit photographique : Tudor Tămaș, University of Cluj-Napoca

Tant bien que mal, nous arrivons à envoyer une image de ces dents à notre collègue paléontologue du Muséum d’histoire naturelle de Genève (Lionel Cavin). Une identification exacte du fossile sur une simple image est impossible, mais le spécialiste est formel : il s’agit d’un fragment de mandibule d’un mammifère éteint, apparenté aux baleines actuelles ! Une première pour la région. Cet ancêtre était certainement une espèce aux mœurs semblables à celles de nos actuels hippopotames amphibies, mais se nourrissant de poissons, d’où ces dents longues et acérées.

Si la datation est correcte (entre 30 et 50 millions d’années), alors cela correspondrait à la période durant laquelle la plaque continentale indienne entrait en collision avec la plaque eurasiatique, engendrant l’érection de la chaîne himalayenne. Cette lente collision de continents a oblitéré l’espace intermédiaire rempli jusqu’alors par une mer peu profonde ou par des lagunes, habitat de prédilection de ces proto-baleines (Archeocetes). Témoins de cette époque lointaine, les fossiles de différents animaux aquatiques se retrouvent parfois sur les contreforts de l’Himalaya, aujourd’hui bien loin des océans. L’exceptionnelle découverte des spéléologues est aussi remarquable du fait que les autres fossiles connus de proto-baleines les plus proches ont été rapportés du Pakistan, mais jamais d’Inde.

Ce précieux fossile a été laissé sur place, protégé par son écrin naturel de sédiments (et par la difficulté d’accès au fond de cette grotte !). Son étude formelle a été confiée à des scientifiques du Geological Surey of India de Shillong. Ils auront la lourde tâche d’extraire le fossile dans les règles de l’art de peut-être de mettre à jour d’autres parties du squelette de ce mammifère ancestral. En tous les cas, guides locaux et spéléologues de l’expédition sont extrêmement fiers de cette découverte, qui va peut-être apporter de nouveaux éclairages sur l’évolution des baleines ou plus généralement sur les paléoenvironnements de la région. La presse locale s’en est d’ailleurs également émue, puisque la découverte de ce fossile unique fait un vrai buzz !

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