La Station de recherche biologique de Tiputini (TBS) est située au beau milieu de l’Amazonie équatorienne, à quelques 300 km à l’est de la capitale, Quito. Fondée en 1994, cette station de recherche a pour vocation de développer la recherche et l’enseignement sur les écosystèmes tropicaux.

Lorsque son directeur actuel, en visite à Genève, a invité les chercheurs de notre Muséum pour contribuer à la connaissance des groupes animaux qui y résident, Giulio Cuccodoro et moi-même n’avons pas hésité une seule seconde ! Comment ne pas s’immerger dans une des régions les plus diversifiées de la planète pour y étudier son groupe fétiche ? Pour Giulio, entomologiste, il s’agissait d’échantillonner la faune du sol, tandis que j’y allais pour la première fois dans le but d’étudier les petits mammifères terrestres de la réserve, et d’échantillonner des chauves-souris dans le cadre d’un vaste projet de séquençage de leur génome (Bat1K). Pour arriver jusqu’à cette station de recherche perdue au milieu d’une forêt primaire, il faut compter une heure de piste et au minimum quatre heures de pirogue sur deux rivières pour accomplir le trajet. Il faut également transporter tout le matériel d’étude (trappes diverses, matériel de collecte et de photographie), ainsi que les guides qui vont nous accompagner durant tout le séjour.

Notre empreinte carbone est minimisée pour le transport de notre imposant matériel de recherche ! (photo Manuel Ruedi)

Ce long trajet est loin d’être ennuyeux car il nous permet d’évaluer à quel point cette forêt tropicale est bien préservée. Comme le niveau des eaux est bas et qu’il fait très chaud, les animaux fréquentent assidûment les rivières et leurs rives, pour s’y rafraîchir : observations brèves de dauphins de l’Amazone, de divers singes et de loutres ; mais la chance nous sourit encore davantage, puisque sur un banc sablonneux, notre guide repère un magnifique jaguar couché, qui nous toise fièrement lorsque la pirogue lui passe devant (voir photos ci-dessous).

Loutre néotropicale (Lontra longicaudis) au bord de la rivière Tiputini (Photo Manuel Ruedi).
Une femelle de jaguar (Panthera onca) se repose tranquillement sur le bord de la rivière pour y rechercher un peu de fraîcheur (Photo Manuel Ruedi).

La station de Tiputini est donc idéalement située au cœur de l’Amazonie, en marge du Parc National de Yasuni ; elle est aménagée de divers bâtiments en bois accueillant chercheurs, étudiants et locaux équipés de tables d’études. Le château d’eau, abrité de la pluie par un toit, devient bien vite le quartier général des entomologistes pour y installer les extracteurs de litière.

Le château d’eau de la station transformé en un laboratoire pour entomologistes ! (Photo Giulio Cuccodoro).

La faune qui entoure cette station de recherche est à la hauteur de nos attentes : nous côtoyons quotidiennement des créatures de toutes formes, tailles et couleurs, depuis les petits coléoptères aux allures de bijoux, aux papillons géants, en passant par les mygales poilues (voir photos ci-dessous) ou encore les singes laineux.

Un magnifique coléoptère du genre Hybosa, membre de la famille des Cassides, qui se prend pour une boucle d’oreille… (Photo Tommy Andriollo).
Un papillon de nuit de 14 cm d’envergure (genre Rothschildia) (photo Giulio Cuccodoro).
Mygale du genre Avicularia, impressionnante mais inoffensive pour l’homme (photo Manuel Ruedi).

Mais nous sommes là pour collecter et étudier des groupes animaux encore mal connus, aussi notre quotidien se résume à déployer nos pièges spécialisés. Pour la faune du sol, il s’agit de récolter quelques mètres carrés de litière, de la tamiser patiemment, pour enfin ne garder que les plus petits éléments ; ce précieux sac de terre est alors placé dans une sorte de grand entonnoir en toile blanche, d’où vont émerger les minuscules coléoptères. Un travail de Sisyphe pour lequel il faut aussi une patience infinie (et de bons yeux !) pour trier les bêtes dignes d’intérêt.

Ce minuscule Megarthrus d’à peine plus d’un millimètre représente une espèce nouvelle pour la science (photo Giulio Cuccodoro).

Quant aux petits mammifères, nous posons une série de trappes-cages fixées sur des lianes ou posées au sol, et appâtées avec du beurre de cacahuète. Malheureusement, on réalisera (parfois à nos dépens !) bien vite que cet écosystème est dominé par une quantité phénoménale de fourmis, qui prennent possession de nos trappes bien avant les espèces ciblées… On teste d’ailleurs l’efficacité des défenses de celles-ci, notamment celle de la fourmi « balle de fusil » (voir photo ci-dessous), qui porte bien son nom et qui calme nos ardeurs pendant trois jours, le temps que la main touchée redevienne fonctionnelle !

Une fourmi du genre Paraponera de plus de 2 cm de long. La douleur que provoque sa piqûre lui a valu son nom « fourmi balle de fusil », ce que nous avons appris à nos dépens ! (Photo © Andreas Key – iNaturalist).

Nous montons aussi de nuit une sorte de tente en tulle, éclairée par une lampe à UV, pour attirer une multitude d’insectes nocturnes ou alors nous posons une trentaine de mètres de filets pour capturer des chauves-souris. Ces captures nocturnes nous donnent l’occasion d’apprécier les centaines de lucioles de diverses espèces qui peuplent les abords de la rivière.

Après deux semaines de ce régime de bagnard (efforts quotidiens par 35°C et près de 100% d’humidité…) le constat est clair : la faune du sol est relativement pauvre en arthropodes et en mammifères, mais d’une diversité énorme. Généralement, on ne capture que quelques individus par jour (0 à 3 micromammifères et quelques dizaines d’arthropodes), mais avec toujours de nouvelles espèces s’ajoutant à celles capturées les jours précédents. Ce genre de résultats est typique pour les régions tropicales de plaine et s’applique à tous les groupes étudiés, où le nombre d’individus capturés ou recensés journellement est pauvre (par exemple une trentaine d’espèces d’oiseaux observées chaque jour à Tiputini, comme on pourrait le faire dans nos forêts tempérées), mais où la diversité des espèces s’accroît sans fin, car ce ne sont pas les mêmes espèces qui sont visibles d’un jour à l’autre.

En plus de cette plongée dans la méga-diversité de la forêt amazonienne, nous avons aussi pu échantillonner deux autres forêts pluviales, mais à des altitudes très différentes (2000 et 2700m) pour pouvoir comparer l’effet du climat sur la composition des espèces.

Pour finir, cette mission du Muséum en Equateur aura été un succès, même si presque tout reste à faire. En effet, les échantillons prélevés doivent encore transiter par les institutions partenaires (Musée et Université San Francisco de Quito) avant de pouvoir être exportés vers la Suisse.

Ce n’est qu’à ce moment-là que commencera une autre aventure, celle de la taxonomie et de la systématique, qui permettra de mettre un nom d’espèce sur les spécimens collectés… pour autant qu’il s’agisse d’espèces connues du monde scientifique. Au vu des résultats très préliminaires basés sur les mesures et photographies prises sur place, nous savons déjà que plusieurs spécimens représentent des espèces inconnues, qu’il s’agira de décrire formellement pour enrichir la bibliothèque du monde vivant. Affaire à suivre…

 

Remerciements: Tommy Andriollo, zoologue ; Gonzalo Rivas-Torres, Directeur, Tiputini Biodiversity Station – TBS; Ramiro, guide TBS; Ciara Wirth, coordinatrice TBS.

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