Par Manuel Ruedi, Isabel Blasco-Costa & Ludovic Ruedi
Une expédition d’envergure
Peu de régions de notre planète restent encore inexplorées, mais les montagnes du Parc National de Mulu font justement partie des ces rares écrins. Bien que le plus haut sommet de cette région de Bornéo culmine à 2376 m et a été exploré quelques fois depuis les années 1920, la plupart des forêts tropicales de montagne qui le recouvrent n’ont jamais été foulées par des scientifiques.
Dans un contexte plus large de compréhension de l’évolution des communautés de mammifères des montagnes de Bornéo, le EBD-CSIC (station biologique de Doñana), le Muséum de Genève et à celui du Sarawak (à Bornéo) ont mis sur pied une expédition d’envergure pour en explorer scientifiquement les plus hautes forêts. L’idée principale était donc d’échantillonner les petits mammifères terrestres et volants à trois niveaux d’altitude : à 1300 m, à 1800 m et à 2300 m. Aux deux premières altitudes, des cabanes en bois et toits de tôle serviront de camp de base, tandis qu’un camp sous tente sera monté au sommet du mont Mulu à 2376 m.
Le défi était considérable : marche d’approche de 26 Km, avec près de 3000 m de dénivelé (en comptant les nombreuses montées et descentes de collines qui précèdent le sommet !), pas d’eau courante et bien sûr pas d’électricité. À cela s’ajoutent le transport de près de 200 Kg de vivres et de matériel scientifique (essentiellement de nombreuses trappes pour les micromammifères, mais aussi les tubes, produits de conservation, loupe binoculaire pour examiner les parasites, matériel de camping, cuisine, butane, etc.), plus les effets personnels (sac de couchage, habits de rechange, etc.). Heureusement, comme il pleut à peu près tous les jours sur cette montagne, l’eau n’a pas besoin d’être transportée car elle peut être récupérée du ciel.
La logistique a donc impliqué l’engagement de 11 porteurs, d’un guide et d’une équipe de 5 scientifiques : la cheffe d’expédition, Dr. Jennifer Leonard de la « Estación Biológica de Doñana –CSIC » et sa collaboratrice Rosalina Ragai du « Sarawak Forestry Cooperation », le responsable de la partie chauves-souris et insectivores Dr. Manuel Ruedi du Muséum d’Histoire Naturelle de Genève (MHNG) et son bras droit (et fils) Ludovic Ruedi, et la responsable de la parasitologie Dr. Isabel Blasco-Costa, également du Muséum d’histoire naturelle de Genève.
Jour 1 (12.5.2019)
Forts d’une détermination et d’une motivation sans faille, et la tête pleine d’espoir de découvertes, nous voilà partis, les 5 scientifiques et notre guide, à 8h15 du matin, depuis l’entrée du Parc National de Mulu, à 50 m d’altitude. Nous avons limité nos propres sacs à dos à plus ou moins 10 kg, les porteurs allant transporter le matériel par vagues successives dans les jours suivants.
A ce stade de l’expédition, nous ne savions pas encore que de violents orages allaient retarder de 4 jours l’arrivée des porteurs. La chaleur est encore supportable (il doit faire moins de 26°C) et le temps est sec.
Nous progressons bien par un chemin très bien nettoyé et balisé car il fait partie des sentiers aménagés du parc, mais après environ 4 km, toute trace d’aménagement disparaît et seul notre guide est capable de reconnaître le bon sentier. Il faut traverser quelques ruisseaux et deux rivières à gué (ces sont justement ces deux rivières en crue qui empêcheront les porteurs de passer dès le lendemain !).
Après environ 7 km et 3h de marche, nous arrivons au Camp 1, construit au pied de la montée. La température dépasse les 30˚C, et un riz frit préparé le matin nous revigore, de même qu’un bain rafraîchissant dans le torrent. Les premières sangsues se manifestent, mais rien de bien méchant car il fait très sec et elles ne sont pas de sortie.
Puis commence la montée, longue et raide. Pas de petits sentiers en zigzag comme on les connaît dans nos Alpes. Tout droit, en haut de la pente, le long des crêtes ! La progression est donc lente, fatigante et on se dit que nos sacs sont déjà bien trop lourds… Par endroit, la pente est si raide que des cordes ont été aménagées pour nous aider à grimper les plus grands escarpements.
D’un point de vue biologique, nous entendons des oiseaux et des cigales, des grenouilles et d’autres créatures bruyantes, mais comme nos regards sont concentrés sur nos chaussures et que nous ne pouvons pas nous arrêter, nous voyons très peu d’animaux.
Après 3h d’efforts, à 17h10, nous atteignons enfin le Camp 3 à 1300 m d’altitude pour seulement 12 km de distance parcourue. La nuit un gros orage éclate avec une pluie assourdissante qui frappe les tôles de l’abri où nous dormons.
Camp 3 à 1300 m d’altitude, sur le chemin du Gunung Mulu
Jour 2 (13.5.2019)
Nous reprenons la marche le lendemain dès que la pluie s’arrête, à 8h45. Et la montée reprend également, raide, avec des cordes et même des échelles pour passer certains ressauts. Et ça redescend aussi, tout aussi raide, et ça remonte, etc. pendant toute la journée. La forêt de plaine a laissé la place à une forêt plus basse, aux feuilles plus petites. Vers 1500 m, la forêt moussue commence et nous observons les premières népenthès, ces plantes carnivores en forme d’urne qui sert à piéger les insectes.
Pour couronner le tout, un gros orage éclate vers 13h rendant le chemin glissant et boueux. Evidemment, nous sommes trempés jusqu’aux os. Le passage d’une crête avec les éclairs qui tombent de tous les côtés nous motivent tout de même à presser le pas. Terrifiant. A 15h, c’est la délivrance, avec le Camp 4 qui se dessine derrière le rideau de pluie! Nous sommes arrivés à notre principal camp de base à 1800 m. Le temps de changer de tenue (qui mettra 3 jours à sécher), nous installons les pièges dans la forêt moussue autour du camp (48 au total), mais rien ne se fera prendre dans les jours suivants car ces petits pièges sont spécifiquement construits pour attraper les musaraignes qui visiblement sont très rares (ou qui n’aiment pas la pâte de crevettes que nous utilisons pour les attirer!).
Le soir, comme chaque nuit où il ne pleut pas, nous installons également une trappe harpe pour capturer les chauves-souris de forêt. Une seule s’y fait prendre à la nuit tombante.
Jours 3-5 (14-16.5.2019)
Les 3 jours suivants, une certaine routine s’est installée. Au lever du jour, vers 6:00, les gibbons nous réveillent de leurs chants mélodieux. Nous partons en forêt vérifier les trappes, puis revenons au camp pour le petit-déjeuner (flocons d’avoine et café).
Les chauves-souris capturées pendant la nuit sont mesurées, identifiées, enregistrées et relâchées, sauf pour quelques unes que nous gardons pour les études parasitologiques et génétiques. Celles-ci sont alors euthanasiées et étudiées sous toutes les coutures, ce qui prend des heures. La vingtaine d’individus que nous avons capturés sont des espèces très communes, mais elles nous apprennent qu’elles font certainement le même trajet que nous, chaque nuit et dans les deux sens, pour venir chasser les insectes autour du sommet. C’est étonnant, car elles logent en plaine, dans les grandes grottes abritant des centaines de milliers d’individus. Les quelques bêtes analysées nous apprennent aussi que les rhinolophes n’ont aucun parasite interne et très peu d’externes, alors que les hipposideros en sont remplies, bien que tous deux occupent a priori les mêmes grottes. Un mystère à étudier de plus près.
Durant les rares moments où il ne pleut pas, et lorsque nous avons achevé d’étudier les spécimens, nous observons les oiseaux. Ils sont peu nombreux et très difficiles à voir dans une forêt dense d’altitude, mais passent régulièrement par petits groupes multispécifiques. Ils sont souvent très colorés (verts ou jaune, avec plus ou moins de bleu ou de rouge), ou alors très ternes (bruns) pour ceux vivant près du sol.
Tous les jours, dîner et souper de riz blanc, sans sel (les porteurs avec les 15 kg de vivres n’ayant pas pu atteindre le Camp 4…)! Le 16 au soir, enfin 4 porteurs arrivent au Camp 4, chacun avec 15 kg de matériel… et de nourriture! Ouf, on n’aura pas besoin de se rationner et on aura du sel et du poivre pour agrémenter le riz blanc!
Jour 6 (17.5.2019)
Les trappes-cages supplémentaires apportées par les porteurs sont beaucoup plus efficaces et nous capturons de gros rats de 3 espèces et plusieurs écureuils terrestres qui prospèrent autour du camp. Ils aiment tellement l’appât de riz blanc aux cacahuètes qu’ils se font attraper 2-3 fois pas jour! Chacun de ces rongeurs est dûment mesuré, identifié et échantillonné, avant d’être relâché. La petite biopsie à l’oreille que nous effectuons, sert à la fois aux futures études génétiques et à reconnaître chaque animal capturé, de façon à ne pas le compter de multiples fois. Deux des rats sont gardés comme spécimens, ce qui occupera notre parasitologue et son assistant pour le reste de la journée. Plusieurs vers parasites, d’espèces probablement inconnues, parsèment le long tube digestif de ces rats.
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