La partie 1 est à lire ici et la partie 2 ici !
En 1699, à l’âge de 52 ans, Anna Maria Sibylla Merian et sa fille Dorothea se rendent dans la colonie hollandaise du Suriname pour étudier les plantes et les animaux (en particulier les insectes) du nouveau monde et les illustrer d’après nature. Un débat existe toujours quant à savoir jusqu’où elle a pu pénétrer dans la forêt vierge, mais également combien de temps elle est restée dans les jardins et les plantations de la colonie, mais ceci n’a pas vraiment d’importance, car dans les deux cas elle a pu se confronter avec une flore et une faune quasi inconnue et même inimaginable dans l’Europe de l’époque : c’était vraiment un «nouveau monde».
Chaque regard posé sur cette terre a possiblement été l’objet d’une exploration, d’une rencontre avec la magnificence, la variété et la diversité de cette nature inconnue. Grâce au dessin, à la peinture, à l’écrit et à la collecte de spécimens, elle a pu recenser les espèces. Elle a ainsi structuré sa mission de la manière suivante : rapporter le maximum d’informations et de matière afin d’en témoigner dans un ouvrage richement illustré et commenté.
L’immersion dans cette nature, face aux aspects déterminants qui révèlent les spécimens et parfois leurs interactions, est la condition de ce voyage. En observatrice expérimentée, Merian sait que d’importantes informations se logent dans la vie qui se déploie sur le terrain, à la différence des limites posées par des spécimens épinglés dans un cadre entomologique des diverses collections d’Amsterdam.
L’exploration se fait à la fois sur les plantes sauvage et cultivées dans les jardins de la ville de Paramaribo, dans les champs de culture coloniales tels que la canne à sucre, ananas, cacao et bananier, ainsi qu’en lisière des forêts.
Elle rencontre et discute avec les colons et, en accord avec son principe de connaissance élargie et à sa curiosité, elle s’ouvre à la vie et aux coutumes des communautés d’Amérindiens, dont elle observe les relations avec la flore et la faune. C’est par ce biais qu’elle apprend les noms et les propriétés des différentes espèces qu’elle rencontre.
Elle avait réalisé un travail important d’aquarelles, mais à cause des mauvaises conditions et de l’humidité, celles-ci ont été abimées et la quasi-totalité des dessins a été inutilisable. A son retour en Hollande, elle complètera et améliorera les illustrations grâce à des spécimens de plantes séchées, d’invertébrés transportés dans de l’alcool ou des peaux d’animaux ! Ce genre de voyage était exceptionnel pour l’époque, et totalement inédit pour une femme. Le voyage a été écourté par une maladie, mais Merian avait passé 21 mois au Suriname et pu recueillir de nombreuses informations sur la flore et la faune locale.
Elle a publié ses observations sous le titre Metamorphosis insectorum surinamensium, paru en 1705. Celui-ci comportait 60 planches de gravures en couleur peintes à la main et a été publié en latin, ainsi qu’en langue vernaculaire. Ses filles ont aidé à la composition des planches et à la coloration manuelle des exemplaires. Ce livre a été remarqué par d’autres chercheurs et il y a eu trois nouvelles éditions, bien que le deuxième volume prévu ne soit pas paru en raison de la mort de Merian en 1717.
Les planches sont disposées davantage dans un souci d’esthétique que de biologie, et les insectes ne sont généralement pas représentés avec leurs plantes-hôtes, d’autres animaux enrichissent les planches. Elle a expliqué que le choix des éléments est parfois aléatoire, d’autres fois davantage axé sur l’équilibre de la composition. Le foisonnement de la faune et le fourmillement d’activités animales qu’elle découvre a possiblement inspiré et suggéré de quelle façon les planches devaient être illustrées : chasses, pontes, vols, mimétismes, stades d’éclosion, repas… Certaines illustrations encadrent cette profusion, où la pyramide alimentaire évolue à travers les couleurs, matières, formes et conditions.
Certaines distorsions et proportions prononcées des motifs captivent notre perception : certaines dimensions de végétaux sont réduites, alors que les insectes sont en grandeur nature et la perspective multiple est appliquée avec des animaux de grande taille, tels que des serpents ou des lézards. Elle décidait les rapports de dimension en fonction de la disposition des éléments, tout en gardant le traitement esthétique de même facture.
Pour les sujets de petite à très petite taille, Merian n’utilisait pas le microscope pour la dissection visuelle du rendu et de l’information, et ce, lors des différentes époques de son parcours de peintre et naturaliste. Elle n’était pas hostile à l’approche de l’anatomie telle que la microscopie le permettait et notamment pour son organisation représentative. En tant que peintre, c’est sur les couleurs, matières et motifs de ses sujets qu’elle emploie la focalisation. Ainsi, sans l’appliquer sur son propre travail, la vision à travers les lentilles fait voir à Merian la possibilité de la relation analogique qui l’aide à visualiser des solutions plastiques et formelles. Esthète, elle dirige l’observation, dont l’usage du microscope se voit davantage dans un rôle de ressemblances (optique de focalisation couramment employé en art) que de distinction des différences. Le rapprochement devient un outil qui lui sert de moyen pour retranscrire les formes, les motifs et leurs matières dont les spécimens sont habillés : ce n’est pas faire comme, mais être comme.
L’intensification de la perception sensorielle invite le spectateur à reconstruire la chaine d’association visuelle, c’est ainsi qu’elle décrit dans les planches 3 et 9 son mécanisme analogique : « Observée à la loupe, la poussière sur les ailes ressemble aux plumes brunes, blanches et noires des poulets multicolores. Le corps est couvert de poils, comme celui d’un ours, même les poils sur les yeux… Le museau ressemble à la gorge d’une oie ou d’un canard ».
« Sous la loupe, le papillon bleu ressemble à des tuiles bleues qui ont la même forme que les tuiles d’un toit et sont disposées de manière très régulière et ordonnée, des larges plumes comme les plumes des paons… »
Cette association de l’inconnu et du familier, qui se manifeste également dans les comparaisons fréquentes entre plantes et fruits exotiques et domestiques, est caractéristique du livre sur le Suriname.
Ses tentatives de classification étaient suffisamment fondées sur l’observation pour influencer Linnaeus, qui a décrit 56 espèces d’animaux et 39 espèces de plantes sur la base de ses images. Ce type d’observation directe d’espèces exotiques représente une autre étape pionnière dans le développement de la science moderne, qui n’a pas vraiment été égalée jusqu’aux travaux de Joseph Banks, Daniel Solander et leurs artistes, qui ont accompagné James Cook dans son voyage de découverte en 1768. Par ses conversations avec les habitants, amérindiens ou colons, elle a pu obtenir bien plus d’informations que ce qu’elle aurait pu glaner par simple observation, et c’est en cela qu’elle est précurseuse du célèbre explorateur Alexander von Humboldt, cent ans plus tard.
Références :
→ Ludwig, Heidrun, et al. (1998). Maria Sibylla Merian, 1647-1717 : Artist and Naturalist. G. Hatje.