Article original tiré du journal « Le monde » : https://www.lemonde.fr/sciences/article/2023/04/12/t-rex-a-t-il-sa-place-sous-le-marteau-du-commissaire-priseur_6169199_1650684.html

Les ventes aux enchères de squelettes de dinosaures sont à la mode. Le 18 avril, ce sera au tour de Trinity, un « Tyrannosaurus rex » provenant du Crétacé supérieur des Etats-Unis, de passer sous le marteau du commissaire-priseur de la maison d’enchères Koller, à Zurich en Suisse. Cette vente, comme les précédentes, provoque des réactions critiques des paléontologues.

Pourquoi ne pas se réjouir de cet événement qui reflète l’intérêt du public pour les dinosaures et pour la paléontologie en général ? C’est que la science ne profite guère de ces ventes qui ne concernent qu’une poignée de richissimes collectionneurs. Les fossiles deviennent inaccessibles aux mondes académique et muséal. La plainte répétée des chercheurs face à ces ventes peut être perçue comme une vaine revendication de scientifiques retirés dans leur tour d’ivoire, complètement détachés des réalités économiques d’un monde où tout se vend et s’achète. Mais c’est loin d’être le cas. Les paléontologues obtiennent en effet une partie de leurs objets d’étude à travers des échanges marchands.

Depuis deux cents ans que cette discipline existe, de nombreux fossiles étudiés par les professionnels n’ont pas été trouvés par eux. Les découvertes fortuites ou effectuées lors de travaux systématiques menés par des amateurs remplissent de nombreux tiroirs dans nos musées. Aujourd’hui encore, des chercheurs de fossiles indépendants donnent ou vendent leurs découvertes à des institutions en Europe et dans le monde. Lorsque cette activité s’effectue en accord avec les législations locales, nous n’y voyons aucun mal.

L’apport du travail des amateurs

L’activité de ces amateurs complète les recherches de terrain, recherches que les professionnels n’ont pas toujours l’occasion de mener. Il est à noter qu’une protection excessive de zones fossilifères soumises à une forte érosion, où les fossiles sont détruits s’ils ne sont pas rapidement collectés lorsqu’ils apparaissent à la surface du sol, est dommageable pour la paléontologie. Loin de protéger les fossiles, une protection excessive conduit à la destruction de spécimens importants pour la science. Les vifs débats en cours autour du projet de réserve naturelle des côtes du Calvados, en Normandie, qui restreindrait considérablement la collecte de fossiles, en sont la démonstration.

Une fois qu’un fossile de dinosaure, ou d’un autre organisme d’ailleurs, est découvert, le travail de préparation pour l’extraire de sa gangue – et son montage – est un travail d’experts qui n’est souvent pas conduit au sein même des musées. Ce travail doit être rémunéré à son juste prix, parfois élevé. L’intervention de mécènes est toujours bienvenue ! C’est le cas par exemple du Club des Mécènes du Paléospace, le musée qui présente les fossiles des Vaches noires à Villers-sur-Mer (Calvados).

Mais que reprocher alors aux ventes aux enchères de dinosaures ? Ne contribuent-elles pas au bon fonctionnement de ce système ? Le problème est que ces ventes octroient arbitrairement aux fossiles une valeur d’objet d’art qui n’a aucun rapport avec leur valeur scientifique.

A travers cette transformation ontologique le dinosaure passe d’un statut d’objet d’histoire naturelle, en l’occurrence le fossile d’un être vivant complexe et organisé, un organisme riche en informations scientifiques, à celui d’œuvre, c’est-à-dire un objet créé par les humains pour servir de trophée à quelques collectionneurs nantis. Toute œuvre d’art n’est bien évidemment pas condamnée à un tel sort, mais ici, l’objet de connaissance devient le jouet d’un marché spéculatif.

 

« Le problème est que les ventes aux enchères octroient arbitrairement aux fossiles une valeur d’objet d’art qui n’a aucun rapport avec leur valeur scientifique »

 

On nous rétorque qu’un squelette de dinosaure est si extraordinaire, si impressionnant qu’il acquiert par sa seule existence le statut d’oeuvre d’art. Mais un objet n’acquiert pas ce statut simplement parce qu’il est remarquable, c’est l’intention de l’artiste qui fait l’œuvre d’art. Qui confondrait les paysages de Cézanne représentant la Montagne Sainte-Victoire avec la Sainte Victoire elle-même ? On comprend que les toiles du maître passent aux enchères lorsqu’elles changent de main, mais il apparaîtrait saugrenu que la Montagne Sainte Victoire elle-même – avec ses cailloux et ses fossiles d’œufs de dinosaures – soit proposée à la vente en tant qu’œuvre d’art.

Avec l’arrivée des dinosaures dans les ventes aux enchères d’art, on retrouve chez les acheteurs le réflexe des propriétaires de cabinet de curiosité du XVIIIe siècle. Tout est bon à prendre pour illustrer l’incroyable richesse du monde dans son salon : fragments de statues antiques, coquilles exotiques, tête réduite Shuar ou fémur de dinosaure…

Mais le monde a changé. Durant ces deux cent cinquante dernières années se sont développées des disciplines scientifiques dont l’objectif est de comprendre les productions humaines et naturelles, une recherche qui va bien au-delà de la simple curiosité que ces productions inspirent. Les fossiles sont sources d’admiration pour le public et d’informations pour les scientifiques. Ce statut leur suffit et point n’est besoin de les confisquer à la science et au public en les transformant en pseudo-objets d’art ; ils n’ont pas besoin d’un nouveau déguisement pour poursuivre leurs millions d’années d’existence.

 

Les réactions suites à la vente le 18 avril sur France Inter : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-6h20/l-invite-de-6h20-du-mardi-18-avril-2023-9077085

Sur RTS La première : https://www.rts.ch/play/tv/la-matinale/video/le-squelette-dun-t-rex-a-ete-vendu-aux-encheres-pour-48-millions-de-francs-interview-de-lionel-cavin?urn=urn:rts:video:13952821

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