Le podium de l’Afrique est sans doute l’une des pièces maîtresses du Muséum d’histoire naturelle de Genève. Ce vaste diorama permet aux visiteurs d’embrasser d’un coup d’œil la diversité de la faune africaine, du Crocodile du Nil au rarissime Okapi (décrit en 1901 seulement), en passant par le lion, la girafe et l’inévitable éléphant.

Podium de l’Afrique, l’un des dioramas les plus vastes et les plus saisissants du Muséum de Genève. Notez l’Éléphant d’Afrique, qui est le plus gros mammifère terrestre du monde, et pourtant le seul de l’image qui ne soit pas un original mais une sculpture. © Muséum Genève / Philippe Wagneur

En l’état, cette présentation peut soulever au moins deux questions :

  1. Les animaux présentés sont-ils tous vrais ?
  2. Dans quelle mesure la diversité réelle des mammifères et des oiseaux y est-elle représentée ?

La spécificité d’un Muséum, par rapport à tout autre média, c’est notamment que les objets présentés y sont le plus souvent authentiques : les animaux sont vrais et ils ont été taxidermisés. En général seuls les yeux, parfois la langue, sont reconstitués. Ouvrons cependant une petite parenthèse : les poissons, les amphibiens et certains reptiles du Muséum sont des exceptions notoires car ils sont souvent avantageusement remplacés par des moulages peints. Il s’agit de moulages faits sur de vrais animaux conservés au Muséum, et on peut donc dire que le visiteur se trouve, dans ce cas, confronté à une sorte de semi réalité. Mais revenons à notre podium de l’Afrique : le fait de pouvoir se poster à cinq mètres d’une famille de cinq vrais lions dans un Muséum reste à certains égards ce que l’on peut faire de plus authentique, en attendant le vrai safari. Et ceci en dépit du fait que l’on peut suivre sur nos écrans des reportages époustouflants sur la savane africaine, ou que nombre d’excellents livres existent sur le sujet : ces animaux-là restent virtuels.

Dans le cas de l’éléphant du Muséum, nous avons aussi affaire à une exception avec un objet sculpté (admirablement d’ailleurs, par le taxidermiste et sculpteur Yvan Larsen). Même si l’effet est au final saisissant, peu de visiteurs savent que cet éléphant est un faux, et pour cause, aucun cartel ne fait mention de l’authenticité des pièces présentées. Certes, il n’est nulle part stipulé que l’éléphant est un vrai, mais comme il est entouré d’animaux manifestement authentiques, chacun est d’une certaine manière invité à croire que c’est un vrai. Imaginons la déception des visiteurs du Louvre si on leur apprenait que la Joconde qu’ils ont vue était une photocopie. La qualité de la photocopie, même si elle était en relief, ne changerait probablement rien à la déception.

Différentes étapes du montage de l’Éléphant d’Afrique, sculpté par Yvan Larsen et Thierri Jaccoud entre septembre et novembre 1971. La structure interne en bois aurait été la même en cas de montage avec la vraie peau, mais suite à un problème de tannage, celle-ci a dû être remplacée par du sagex sculpté et des résines. On remarquera la présence d’un éléphanteau, bien réel celui-là, au pied de la sculpture. Après que l’exposition Dinamation en 1991 eût nécessité le démantèlement du 1er étage et du podium de l’Afrique, ce décor a ensuite été remonté et de nouveaux mammifères acquis dans l’intervalle y ont été ajoutés. Pour des raisons de place, l’éléphant factice a alors été coupé en deux en 1993. L’éléphanteau a disparu de la scène, mais il est toujours conservé dans les collections du Muséum.

Combien d’objets cela concerne-t-il dans le cas du podium de l’Afrique au Muséum ? L’éléphant, qui est une sculpture, la vipère du Gabon, qui est un moulage, quelques mouches en plastique sur un cadavre d’antilope, et, enfin, la corne du Rhinocéros noir, remplacée par un moulage pour éviter qu’on nous la vole. Là, un panneau bilingue indique clairement la substitution.

Quand des aveugles furent sollicités sur la pertinence de mettre à leur disposition un modèle réduit du Spirit of St. Louis, l’avion de Charles Lindbergh dont l’original est suspendu au plafond du Musée de l’air et de l’espace de Washington, ils déclarèrent que c’était une bonne idée, mais à condition de placer cette maquette pile sous l’original.

L’authentique exerce bel et bien une fascination.

Second questionnement, celui de la représentation de la diversité des faunes. Les dioramas du Muséum ne visent bien entendu pas à l’exhaustivité, preuve en est que la classe des insectes, le groupe animal le plus diversifié de la planète, n’existe dans ce décor que sous la forme des quelques mouches en plastique citées plus haut. Le podium de l’Afrique a en effet plutôt vocation à rendre justice aux mammifères les plus emblématiques de ce continent. On pourrait même imaginer que, dans un souci anthropocentrique bien excusable, n’y figurent que les principaux groupes de mammifères.

Lesquels sont-ils ? En 2018, on dénombrait 6495 espèces de mammifères vivant sur Terre, dont 2552 rongeurs (39.3%) et 1386 chauves-souris (21.3%). Ces deux ordres représentent donc à eux seuls près des deux tiers de la biodiversité mammalienne (60.3%). Et pourtant, vous n’en trouverez pas un seul sur toute l’Afrique telle qu’elle est présentée au Muséum. Pour comparaison, les carnivores et les artiodactyles, les ordres auxquels appartiennent la plupart des animaux du podium de l’Afrique, ne représentent que 13.2% des mammifères du monde.

Plusieurs raisons logiques expliquent ces apparentes lacunes : rongeurs et chauves-souris sont des animaux aux mœurs nocturnes – ce qui est par ailleurs plutôt la règle chez les mammifères – et donc logiquement invisibles, surtout dans la représentation d’une scène en plein jour. Ces petites bêtes n’ont en outre pas forcément la cote auprès du public, pour qui les rongeurs sont « les rats et les souris » et qui désigne les plus de mille espèces de chiroptères sous le vocable « la chauve-souris », par ailleurs forcément considérée comme sanguinaire par beaucoup. « Rat, souris, chauve-souris » : trois mots pour désigner 60% des mammifères du monde. Où sont les murins, pipistrelles, rhinolophes, oreillards, taphiens, roussettes, furies, vespères, rhinopomes, kérivoules, nyctères, molosses et autres vampires ? Et qui connaît encore les écureuils, castors, gaufres, goundis, rats-taupes, agoutis, pacas, chinchillas, viscaches, porc-épics, octodons et autres tuco-tucos ?

Un autre facteur important est la taille. La plupart de ces animaux absents du décor sont très petits, ce qui incite à les faire disparaître de l’imaginaire collectif. Craignant qu’ils surgissent de nulle part à la nuit tombée, comme les monstres qui peuplent notre inconscient, on sent cependant confusément que les rats et les chauves-souris doivent grouiller dans un ailleurs caché.

Eh bien l’inconscient du Muséum se trouve quelques mètres sous les pieds des visiteurs, où reposent en paix (même s’ils sont étudiés par des chercheurs venus du monde entier) les 46 000 spécimens de mammifères de l’institution genevoise, de très loin la plus importante de Suisse. Et là, la répartition est plus équilibrée : 45.7% de rongeurs, 30.3% de chauves-souris, les carnivores et artiodactyles représentant 8.3% du total.

Plus de 60% des espèces de mammifères du monde sont des rongeurs et des chauves-souris, pour la plupart de petite taille. La solution la plus simple est de conserver ces petits animaux dans de l’alcool. À partir d’une certaine taille, les bocaux standard ne suffisent plus et les mammifères doivent être taxidermisés, un processus long et fastidieux. Sur cette vue d’une partie des collections de rongeurs, on distingue des bocaux mais aussi des cartons, lesquels contiennent des peaux tannées et des crânes préparés, prêts à être étudiés. © Muséum Genève / Philippe Wagneur

Pour l’instant, la diversité africaine du 1er étage du Muséum est pour ainsi dire amputée de milliers d’espèces qui se cachent, en quelque sorte, dans l’ombre d’un faux éléphant.

Lors de sa rénovation prochaine, le Muséum pourrait réinvestir la nuit et proposer ainsi à ses publics des lectures augmentées des paysages que nous croyons connaître. Il pourrait aussi rendre publique l’information sur l’inauthenticité de certaines pièces, non pas pour en diminuer l’intérêt, mais plutôt pour relever celui des autres pièces bien réelles qui l’entourent.

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