L’entomologiste genevois Charles Ferrière (1888-1979), était spécialisé et passionné par les hyménoptères parasitoïdes, en particulier par la superfamille Chalcidoidea, et par leur importance en tant qu’agents de lutte biologique possibles. Grâce à son polyglottisme, il a contribué significativement à l’avancement du projet collaboratif d’entomologie appliquée et de lutte biologique qui a abouti à la création de la Commission internationale de lutte biologique (CILB). De plus, c’est grâce à sa détermination, que le Centre international d’identification des insectes entomophages est créé en 1958 au Muséum d’histoire naturelle de Genève (MHNG). Pendant plus d’une décennie, il va y coordonner le travail des entomologistes appliqués et des équipes internationales de spécialistes taxonomistes, il va fournir des identifications de chalcidés et enfin, offrir l’opportunité à des étudiants de réaliser des stages dans ce domaine.
1910-1926
Après avoir obtenu son diplôme de l’Université de Genève en 1910, il accompagne Edouard Bugnion (1845 -1939), professeur à l’Université de Lausanne, en expédition à Ceylan (Sri Lanka) où il tient le rôle d’assistant et de photographe. Ferrière se rend ensuite en Grande-Bretagne, où il étudie des spécimens au Cambridge University Museum et passe une année académique à l’Université d’Edimbourg, dans la section agriculture et foresterie en 1912.
L’intérêt de Ferrière pour les parasitoïdes mûrira en 1914 lors d’un stage postdoctoral à la Station d’entomologie de Paris, sous la direction de Paul Marchal (1862-1942), où il se montrera déjà plus expérimenté que la plupart des étudiants.
De retour à Genève, il prépare une thèse de doctorat sur les organes respiratoires des hémiptères, qu’il défend en 1913. Après une pause consacrée au bénévolat à l’Agence internationale des prisonniers de guerre (créée par son père, membre du Comité international de la Croix-Rouge, au début de la Première Guerre mondiale), Ferrière devient conservateur du département d’entomologie au Musée d’histoire naturelle de Berne en 1917. Ses publications montrent qu’il a continué à collaborer avec les entomologistes de la Station d’entomologie de Paris tout en gérant les collections, en étudiant les hyménoptères suisses et en travaillant en tant que bibliothécaire à la Société suisse d’entomologie.
1927-1957
En 1927, il prend un poste à l’Imperial Bureau of Entomology à Londres (qui deviendra plus tard l’Imperial Institute, le Commonwealth Institute et qui fait désormais partie du CABI Bioscience), où il est responsable des hyménoptères parasitoïdes et en particulier de la collection de Chalcidoidea. Ferrière est élu « Fellow » de la Royal Entomological Society de Londres en 1939, mais la guerre intervient à nouveau dans sa carrière et en 1940, il revient à Genève pour des raisons familiales. Il obtient un poste temporaire au Muséum d’histoire naturelle de la Ville de Genève (MHNG) en 1941 et l’année suivante, il est amené à travailler dans une station fédérale de recherches près de Lausanne pour travailler sur la lutte contre le doryphore de la pomme de terre, pour tester les insecticides disponibles et faire des recherches sur la lutte biologique. Lorsque Hermann Gisin (1917-1967) devient conservateur des arthropodes au Muséum de Genève en 1943, la responsabilité de cette immense collection est partagée et Ferrière est nommé deuxième conservateur en 1944.
L’expérience de Ferrière à l’Imperial Institute de Londres lui a fait prendre conscience de l’importance économique potentielle des parasitoïdes et de la rareté des spécialistes capables de les identifier. En 1948, il participe à un colloque organisé par Paul Vayssière (1889-1984) en marge du VIIIe Congrès international d’entomologie tenu à Stockholm, qui examine la nécessité d’une coopération internationale en matière de lutte biologique et qui aboutit à la création de la Commission internationale de lutte biologique en 1950. Dès 1949, Ferrière proposa un centre européen d’identification pour compléter et collaborer avec l’organisme londonien (rebaptisé alors Commonwealth Institute of Entomology) et le Bureau d’Agriculture de Washington. Il organisa une réunion à Genève en 1953 pour discuter de l’idée, mais le manque de fonds rendit l’idée quasi impossible. Les gouvernements nationaux hésitaient déjà à soutenir l’ICBC, qui n’avait qu’un financement modeste pour quelques projets spéciaux, sans parler de la mise de fonds pour un tel centre. Cependant, un petit groupe d’entomologistes persévéra sous la houlette de Ferrière et d’Alfred Serge Balachovsky (1901-1983) et fit des propositions concrètes en 1954, lors d’une réunion du CILB à Colmar, sans avoir encore les moyens de les réaliser. En attendant de pouvoir financer le centre, Ferrière met son expertise ainsi que les collections et la bibliothèque du MHNG à la disposition d’autres travailleurs : en 1954, il était en contact avec 88 correspondants provenant de 22 pays.
Les locaux exigus du MHNG ne permettaient pas l’expansion des projets de Ferrière. En 1872, les collections d’histoire naturelle de Genève avaient été transférées dans des bâtiments construits à cet effet, mais les sites se sont rapidement avérés inadaptés à un style moderne d’exposition et ils manquaient cruellement d’espaces de stockage. Des parties de la collection étaient entreposées, voire exposées, dans d’autres bâtiments, comme par exemple le Palais Eynard (juste en face du parc des Bastions) ; l’appartement du concierge a également été converti en espace bureau et laboratoire, mais aucun espace n’était disponible pour réaliser l’agrandissement tant espéré. Les travaux d’un nouveau bâtiment commencèrent en 1913, mais sombrèrent rapidement dans la crise financière de l’après-guerre. Ainsi, lorsqu’une nouvelle école enfantine ouvre en 1958 pour remplacer un ancien bâtiment de Villereuse, le directeur du MHNG, Émile Dottrens (1900-1990), saisit sa chance et réquisitionne le bâtiment de Villereuse pour le département d’entomologie. Avec six grandes salles et des couloirs spacieux, le bâtiment abandonné de l’école parait luxueux aux entomologistes. Les principales collections des quatre ordres méga-divers (coléoptères, diptères, hyménoptères et lépidoptères) sont transférées, la collection régionale et la collection des fourmis de Forel sont également déplacées du Palais Eynard. Chacun des quatre ordres est placé dans une pièce séparée, sous la supervision de Claude Besuchet (1930-2020), le nouveau conservateur d’entomologie, qui installe son bureau dans la salle des coléoptères (sa spécialité étant les coléoptères Psélaphides). La cinquième salle devient une bibliothèque. Ferrière, lui, est installé dans la sixième pièce avec sa bibliothèque spécialisée et un espace de travail pour les visiteurs ou les stagiaires.
1958-1965
Après plusieurs années, le projet de Ferrière peut être réalisé et le 31 mars 1958, la Ville de Genève et le CILB signent une convention qui aboutit à la création du Centre international d’identification des insectes entomophages au MHNG. À cette même période, Ferrière atteint l’âge de la retraite obligatoire au MHNG – à savoir 70 ans – mais il est nommé directeur du nouveau centre avec Claude Besuchet en tant que secrétaire et conserve le financement de l’ICBC pour engager un technicien. Le centre agissait alors comme une sorte de chambre de compensation qui facilitait le travail des agronomes et des entomologistes appliqués. Celui-ci envoyait des spécimens de tout insecte rencontré qui pouvait être un agent potentiel de lutte biologique à des experts en taxonomie d’autres institutions, qui, elles-mêmes recevaient une redevance annuelle de l’ICBC proportionnelle au nombre d’identifications effectuées. Pour s’assurer que les données accompagnant les spécimens soient aussi complètes que possible, le centre envoyait des formulaires aux nombreuses stations et instituts entomologiques en 1958. En janvier 1959, André Comellini (1920-2001) est recruté comme technicien ; il recevait des colis contenant des insectes, des spécimens montés qui avaient été mis dans de l’alcool, il s’assurait que tous les spécimens étaient clairement étiquetés et transmettait les chalcidés à Ferrière pour procéder à leur identification. Besuchet triait les autres spécimens en groupes taxonomiques et Comellini les envoyaient par la poste au spécialiste concerné. Après leur passage au centre, les spécimens identifiés étaient pour la plupart renvoyés à leurs découvreurs, mais lorsque c’était possible, les doublons étaient placés dans les collections du MHNG. La majeure partie du travail d’identification a été effectuée par un groupe d’une vingtaine d’entomologistes dispersés dans divers musées, universités et autres instituts à travers l’Europe et l’Afrique du Nord. Le centre offrait également une formation et Ferrière pouvait commencer à engager des stagiaires pour des périodes de six mois. L’ensemble du centre a été transféré dans les nouveaux bâtiments ultramodernes du MHNG dans le parc de Malagnou en 1965.
1966-1971
Au fur et à mesure, on constatait un chevauchement de plus en plus visible entre les rôles du CILB d’inspiration francophone et le Comité consultatif international pour le contrôle biologique (IACBC) d’origine plutôt anglophone. Les deux institutions souhaitaient éviter une concurrence qui aurait pu s’avérer préjudiciable à leur cause commune et il a fallu trouver une solution. Après de nombreuses discussions au Congrès international d’entomologie à Londres (1964) et à Moscou (1968), une réunion conjointe du CILB et de l’IACBC s’organise à Amsterdam en 1969. Le résultat fût la création d’un organisme mondial unique : l’Organisation internationale de lutte biologique (OILB), inauguré à Rome le 30 mars 1971. Cette organisation comprenait des sections régionales reflétant les régions biogéographiques et les réalités politiques de l’époque. De manière assez transparente, le CILB est devenue la région paléarctique occidentale de l’OILB. Ferrière avait alors bien plus de 80 ans et le centre, ayant rempli sa mission, a été abandonné.
Au cours de sa carrière, Ferrière a décrit 25 genres et 321 nouvelles espèces pour la science et est devenu l’un des principaux experts des chalcidés. Il a été reconnu comme « Fellow » honoraire de la Royal Entomological Society (1949) et membre honoraire des sociétés d’entomologie de France (1950), de Belgique (1950), des Pays-Bas (1951), de Suisse (1955), de Bavière (1964) et de Genève (1965). Grâce à son travail et à celui du centre, la collection de parasitoïdes du MHNG était l’une des plus belles d’Europe dans les années 1960, mais depuis cette époque, peu de spécimens ont été ajoutés à la collection.
L’histoire de l’annexe de Villereuse et du rôle du MHNG dans l’avancement de la lutte biologique sont également restés largement méconnus et oubliés à Genève, mais constituent un exemple frappant du dévouement d’un seul et même homme à une cause inestimable.