Le biologiste C. B. Williams a estimé en 1940 le nombre global d’insectes vivant à un moment donné de l’ordre de 1018. De récentes études suggèrent qu’ils représenteraient la moitié de la biomasse animale de notre planète, soit 17 fois plus que l’humanité actuelle. Bien qu’il soit difficile de prédire ce qu’il en sera dans les décennies à venir, suite à l’explosion démographique d’Homo sapiens corrélée avec la dégradation des sites naturels et l’épandage massif de pesticides qui, combinés, sont responsables du déclin des insectes observé actuellement, une chose reste certaine : les insectes, et en particulier les insectes ailés, représentent l’une des fractions vivantes les plus importantes de nos écosystèmes terrestres, bien que la majorité de leur diversité reste inconnue à ce jour. Aucun groupe d’eucaryotes ne présente un succès évolutif aussi notable que les insectes ailés, regroupés dans le clade des ptérygotes, avec près d’un million d’espèces décrites et sans doute plusieurs autres millions encore à découvrir. Ces insectes ont développé des ailes membraneuses complexes sans doute dès le Silurien ou le Dévonien, il y a plus de 400 millions d’années. De toute évidence, les ailes permettent d’échapper aux prédateurs et ainsi augmentent les chances de survie, mais par ailleurs, elles facilitent la recherche de nouveaux sites ou de niches écologiques favorisant de ce fait la diversification. Ainsi, l’évolution des ailes chez les ptérygotes est l’une des principales hypothèses permettant d’expliquer leur incroyable richesse sur notre planète.
Si les os et le système musculaire des ailes sont chez les vertébrés, tels que les chauves-souris ou les oiseaux, clairement dérivés des pattes antérieures (présentes chez leurs ancêtres), et si leurs homologies (caractères morphologiques partagés et hérités d’un ancêtre commun) sont bien connues, il en est tout autrement chez les insectes dont le corps est segmenté en trois parties distinctes : la tête, le thorax et l’abdomen. Il existe notamment plusieurs caractéristiques qui, à première vue, semblent inexplicables par la morphologie : les ailes des insectes, placées entre le tergum (partie dorsale d’un segment du thorax) et le premier segment des pattes (la subcoxa), n’ont pas d’homologies évidentes avec d’autres parties du corps. Par ailleurs, les autres groupes d’animaux ayant développé des ailes l’ont majoritairement fait au détriment d’une paire de pattes ; ce qui n’est pas le cas chez la grande majorité des insectes ailés qui ont bel et bien deux paires d’ailes et trois paires de pattes. En effet, outre les insectes, seules les créatures mythiques tirées des livres, tel le Pégase, les dragons ou les griffons ont à la fois quatre pattes et une paire d’ailes. De ce fait, l’origine des ailes chez les insectes est longtemps restée une énigme majeure pour la compréhension de l’évolution du clade animal le plus diversifié de notre planète.
Sur la base de 60 années d’études de la morphologie comparée des arthropodes éteints comme actuels, l’entomologiste et paléontologue Jarmila Kukalová-Peck a pu présenter une clef de compréhension de l’évolution des ailes des insectes. Au cours de sa carrière, elle a réalisé quelques 15,000 illustrations d’ailes d’insectes dont 800 des plus informatives ont été sélectionnées et réunies dans un document archivé dans la base de données Zenodo du CERN, accessible publiquement via le lien https://zenodo.org/record/6412566.
A travers cet impressionnant corpus, elle livre un résumé important bien que non exhaustif de ses travaux, dont l’objectif est de faciliter et stimuler la recherche sur la thématique de l’évolution du vol chez les insectes. Les structures des ailes qui y sont présentées en couleur, mettent en évidence de nombreux caractères, souvent non remarqués ou non utilisés dans de précédentes études. Par ailleurs, elle donne une interprétation complète des homologies des pattes des arthropodes et de leurs appendices dérivés, comprenant les ailes, les pièces buccales, les antennes et les appendices abdominaux.
L’hypothèse de Jarmila Kukalová-Peck suggère que les ailes des insectes ptérygotes sont dérivées uniquement du premier segment des pattes, de l’epicoxa et de leur exite. Son travail s’est attelé en conséquence à modéliser les « proto-ailes » donnant naissance aux ailes modernes et à leurs structures associées, et à trouver les modifications qui caractérisent les taxons supérieurs. Son travail de longue haleine représente une avancée majeure dans la compréhension de l’évolution des ailes chez les insectes. Il ne fait pas de doute que la future génération d’entomologistes et de paléontologues aura à cœur de tester avec de nouveaux outils les hypothèses pionnières de Jarmila Kukalová-Peck et peut-être de suivre un parcours académique aussi remarquable que le sien.
Alors étudiante puis assistante à l’Université Charles de Prague, Jarmila Kukalová-Peck a été amenée à étudier les fossiles locaux, notamment d’un site fossile très riche près du village d’Obora en Moravie. Il s’agit d’un gisement extraordinaire, probablement l’un des plus remarquables au monde pour l’étude des fossiles d’insectes. Elle y a trouvé et ensuit décrit une centaine d’espèces nouvelles et une soixantaine de genres nouveaux. De 1956 à 1970, elle a travaillé sur ce site, deux mois tous les ans, généralement accompagnée par des collègues et étudiants aussi enthousiastes qu’elle. Ils se sont même procuré un tramway abandonné, transformé en dortoir permettant de travailler tard le soir et de dormir sur place. A l’époque, ces recherches étaient si novatrices que F.M. Carpenter, alors paléontologue de renommée mondiale, lui offrit une bourse de l’Université de Harvard, suivie d’une série d’autres invitations pour participer à la rédaction d’un manuscrit sur les insectes fossiles. En particulier, cette opportunité lui a permis d’étudier une très grande collection de Palaeodictyoptera âgés de 300 millions d’années. A Harvard elle a aussi rencontré des personnalités scientifiques de premier plan, tel qu’Edward O. Wilson (le père du terme « biodiversity »), James Dewey Watson (un des découvreurs de la structure de l’ADN) ou le biologiste de l’évolution Ernst Mayr.
Son futur mari, Stewart Peck, un biogéographe et entomologiste expert en coléoptères, devenu plus tard professeur à l’Université Carleton à Ottawa, a également travaillé à Harvard. Tous deux ont passé sur le terrain leurs congés, quatre à cinq mois par an, au cours de 45 ans d’activités, sans compter les années sabbatiques également consacrées aux missions de terrain. Celles-ci ont amené le couple du Yukon à la Terre de Feu, en passant par les îles Galápagos, l’Afrique du Sud, l’Australie, les îles Fiji, la Nouvelle Calédonie, la Nouvelle Zélande, le Japon et le Vietnam. Ils ont découvert ensemble d’innombrables espèces inédites, ne gardant avec eux que celles absolument nécessaires pour leurs propres études. Les autres étaient alors transmises directement aux experts et aux musées à travers le monde. C’est ainsi que de nombreux coléoptères ont été envoyés aux entomologistes du Muséum d’histoire naturelle de Genève où ils ont été étudiés et sont désormais conservés parmi les millions d’autres spécimens d’insectes du musée.
À la suite de son engagement en tant que professeure assistante à l’Université Charles de Prague et à ses engagements à l’Université de Harvard, Jarmila Kukalová-Peck fut nommée professeure adjointe rattachée au département de Géologie de l’Université de Carleton à Ottawa, et depuis 2010 elle est associée au Musée canadien de la nature à Ottawa. Elle a collaboré avec des chercheurs de très nombreux instituts, parmi lesquels on retiendra les suivants : l’Université de Colombie-Britannique à Vancouver, l’Université de Guelph à Guelph, le Field Muséum d’Histoire Naturelle à Chicago, l’Université de Louisiane à Bâton Rouge, l’Université de l’Illinois du Nord à Chicago, l’Université de Washington à Seattle, l’Université de Californie à Berkeley, l’Université de l’État de San Francisco, l’Académie des Sciences à San Francisco, le Bishop Museum à Honolulu, Hawaii, l’Université de l’État de l’Ohio à Columbus, l’Université du Kansas à Lawrence, l’Université du Massachusetts à Amherst, la Smithsonian Institution de Washington D.C., ainsi que l’Université de Chicago. Elle a également donné de nombreuses conférences, par exemple au Muséum d’Histoire Naturelle de Londres, à l’Institut Max Planck à Schlitz ou au CSIRO à Canberra. Elle a été nommée Membre de la Société royale du Canada en 1993, membre honoraire de la Société entomologique tchèque en 1995 et a reçu le « Research Gold Medal » de la Société entomologique de Canada. La Ville de Genève l’a nommée Membre correspondante du Muséum d’histoire naturelle en 2021.