Par Manuel Ruedi, Muséum d’histoire naturelle de Genève & Thierry Sandoz, CCO-GE

Mercredi 26 octobre, les pompiers contactent S.O.S. Chauves-souris. Une dame a trouvé un chiroptère accroché sur un mur dans la rue de Carouge à Genève. La routine, puisque le groupe S.O.S. chauves-souris de Genève est sollicité plus 150 fois par année pour ce genre d’intervention. Un membre de l’équipe, connaissant particulièrement bien ce genre de situation puisqu’il officie depuis 40 ans à la protection des chiroptères genevois, se rend sur place. Il s’attend à trouver une pipistrelle – qui constitue 95% des interventions en ville de Genève – mais surprise, au lieu d’un petit animal brun de la taille d’un pouce, le chiroptérologue découvre l’une des plus grandes chauves-souris d’Europe !

Cette femelle Molosse de Cestoni, blessée à l’avant-bras droit, est la première de son espèce observée dans le canton de Genève. Elle fait partie de la centaine de chauves-souris recueillies annuellement par l’antenne genevoise du centre de coordination ouest pour l’étude et la protection des chauves-souris (CCO-GE, S.O.S. Chauves-souris). © Manuel Ruedi, Muséum Genève.

C’est un animal de plus de 40 cm d’envergure, gris sombre, coiffé d’oreilles démesurées qui dépassent largement de la tête et surtout doté d’une queue libre ressemblant à celle d’un rongeur. Pas de doute, il s’agit du rarissime Molosse de Cestoni, une grande chauve-souris méditerranéenne que l’on trouve plus communément au sud des Alpes. En Suisse, sa présence était surtout connue par une poignée de captures réalisées dans les années 60 sur des cols de migration en Valais, ainsi que plus récemment par des études spécifiques d’une petite colonie logée dans les immenses falaises de la région de Chamoson.

Cette grande chauve-souris de 30 à 40 grammes est spécialisée dans la chasse aux papillons de nuit, qu’elle capture en volant très haut dans le ciel et en émettant des cris d’écholocation audibles par l’oreille humaine, fait unique chez les chiroptères européens. Et c’est justement grâce à ces cris audibles et puissants que sa présence a été enregistrée récemment dans diverses parties méridionales de notre pays, y compris à Genève, mais jusqu’ici, aucune capture n’attestait ces enregistrements. Un livre récent retrace d’ailleurs la biologie et toutes les observations acoustiques réalisées sur cette espèce dans le bassin genevois.

La queue libre est une des nombreuses caractéristiques uniques de la famille des Molossidés, dont fait partie le Molosse de Cestoni. © Manuel Ruedi, Muséum Genève.

La chauve-souris recueillie a donc été amenée au Muséum d’histoire naturelle de Genève pour être examinée de plus près. Le fait qu’elle ne se soit pas envolée et qu’elle se soit laissée saisir sans réagir n’était pas bon signe. Le pronostic a vite confirmé les premières craintes : le pauvre animal affaibli avait l’avant-bras de l’aile droite broyé, avec plusieurs fractures ouvertes. Les circonstances de l’accident ayant entrainé une telle blessure ne sont pas connues, mais l’animal a vraisemblablement eu l’aile coincée dans une cage de store ou derrière un volet, alors qu’elle s’y reposait, comme cela a déjà été constaté en région méditerranéenne. Étant donné la fragilité extrême des os des chauves-souris et les contraintes dynamiques qu’exige le vol, il n’y avait aucune chance de pouvoir soigner ces fractures multiples et que l’animal puisse un jour revoler. D’entente avec les vétérinaires consultés, il a fallu se résoudre à endormir définitivement la malheureuse. Une alternative jugée non éthique eût été de lui amputer une aile, la condamnant à une vie terrestre indigne d’un tel animal sauvage et qui de surcroît supporte très mal la captivité.

Cette histoire à la fois extraordinaire et triste démontre que la vie sauvage s’invite parfois jusqu’au cœur de nos villes, avec des animaux rarissimes qui peuvent y trouver un refuge temporaire. Ce Molosse de Cestoni, animal occupant habituellement les fissures dans des falaises bien exposées au soleil, aura trouvé dans les façades des immeubles un habitat de substitution, mais qui lui aura finalement été fatal. On peut se demander si cet automne particulièrement doux, ou plus globalement le réchauffement climatique, a favorisé l’expansion de cette espèce plus au nord que ses quartiers habituels. Contrairement à toutes les autres chauves-souris européennes, elle n’hiberne pas, aussi est-elle normalement limitée aux régions les plus méridionales, où les hivers sont relativement doux, et où elle peut chasser des papillons nocturnes toute l’année. Seuls l’avenir et l’observation continuelle des populations de chauves-souris de nos régions pourront éventuellement répondre à cette interrogation.

Mais l’histoire de cette malheureuse chauve-souris ne s’arrête pas là. Ce spécimen exceptionnel sera en effet taxidermisé pour rejoindre la collection de mammifères du Muséum et être intégrée dans la galerie de la faune régionale, qui présente toutes les espèces de vertébrés habitant nos régions, y compris ces nouvelles arrivantes issues possiblement des bouleversements climatiques engendrés par les activités humaines.

 

Si vous trouvez une chauve-souris blessée, appelez S.O.S. Chauves-souris au 022 736 80 80.

Un peu à la manière des martinets, les longues ailes effilées de cette espèce (elles sont ici repliées) lui permettent de voler très vite (à plus de 100 km/h) et très haut dans le ciel pour chasser les gros papillons de nuit dont elle se nourrit. © Manuel Ruedi, Muséum Genève.

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