Fin janvier 2009, Charles Lienhard, un entomologiste, a pris sa retraite du poste de chargé de recherche qu’il avait occupé pendant près de trente ans au Muséum d’histoire naturelle de Genève. Sa carrière avait été distinguée dans la taxonomie alpha et il était devenu l’un des rares spécialistes au monde des Psocoptera (psoques) qui appartient à l’ordre des Psocodea. Dans un article récent (Lienhard, 2024), il raconte sa vie de taxonomiste et les découvertes et collaborations inattendues que cela peut entraîner.
La retraite était loin d’être la fin de la carrière scientifique de Lienhard ; collaborateur bénévole au Muséum, et équipé de microscopes chez lui, il poursuivit ses travaux sur la taxonomie des Psocoptera.

L’année avant sa retraite, l’écologiste brésilien Rodrigo Lopes Ferreira, professeur au Centre d’études de biologie souterraine de l’Université fédérale de Lavras, l’avait contacté pour lui demander d’identifier des spécimens collectés au cours de ses explorations de grottes. Lienhard était la personne évidente à qui poser la question, car le Muséum d’histoire naturelle de Genève a une longue histoire de recherche sur la faune des cavernes et il avait récemment décrit quelques psoques fascinants cavernicoles.
En explorant la grotte d’Arnhem en Namibie, le célèbre biospéléologue genevois Pierre Strinati avait collecté des spécimens de ce qui s’est avéré être un nouveau genre de psoques de la famille des Prionoglarididae. Cette espèce, Sensitibilla strinatii Lienhard, 2000, a été le premier insecte connu présentant des trichobothries sur les tarses (ce sont des longs poils sensoriels sur le bout des pattes). Lienhard a ensuite examiné les spécimens de psoques non identifiés détenus par le Musée national de Namibie à Windhoek et a découvert deux autres espèces de Sensitibilla et trois espèces d’un genre étroitement apparenté qu’il a nommé Afrotrogla (Lienhard, 2007). Les membres de ce genre remarquable ont des organes génitaux féminins extraordinairement complexes, tandis que ceux du mâle sont simplifiés en conséquence. Étant donné l’origine pangéenne possible de cette famille primitive de psoques (Yoshizawa, Lienhard & Johnson, 2006), les spécimens du Brésil avaient donc un puissant attrait et Lienhard a donc accepté la demande de Ferreira.

Ce qu’il a découvert à l’arrivée des colis de spécimens a dépassé ses attentes : trois espèces d’un autre nouveau genre de Prionoglarididae: Neotrogla. La modification des organes génitaux féminins était encore plus prononcée que chez Afrotrogla, et les organes sexuels masculins étaient réduits à un petit sclérite (une partie du corps dure) dans une cavité génitale membraneuse. Dans les dessins publiés avec la description originale, Lienhard a montré schématiquement que les organes génitaux féminins correspondent fonctionnellement à un remplacement du phallosome (c’est-à-dire l’organe génital) habituellement trouvé chez les psoques mâles. Il a proposé le terme de gynosome pour cette structure unique connectée par un spermiducte à la spermathèque (sac destiné à contenir le sperme du mâle).

Lienhard collaborait déjà avec Kazunori Yoshizawa, taxonomiste, biologiste fonctionnel et expert en phylogénétique moléculaire à l’Université d’Hokkaido, sur la phylogénie des psoques, il a donc envoyé des spécimens des nouveaux Prionoglarididae au Japon. Lienhard et Yoshizawa ont présenté leurs premiers résultats lors de la 4e réunion de Dresde sur la phylogénie des insectes en septembre 2009, mais le gynosome, bien qu’unique dans le règne animal, n’a pas suscité beaucoup d’enthousiasme à l’époque.
En 2010, Ferreira a visité Genève, suivi en 2011 par Yoshizawa et en ont profité pour examiner les lames de microscope des organes génitaux de Neotrogla. Le gynosome avait été illustré en 2010 en position de repos, mais avec cette nouvelle observation, il voyait désormais qu’il correspondait avec tellement d’exactitude aux poches membraneuses de la cavité génitale masculine qu’il pouvait fonctionner comme le pénis d’un insecte mâle. Pour le prouver, ils avaient besoin de couples fixés en pleine copulation, c’est pourquoi Ferreira était motivé pour trouver des spécimens en phase d’accouplement et les immobiliser. Ce n’était pas une tâche simple ; les grottes étaient distantes de mille kilomètres et il devait réaliser une immobilisation instantanée des spécimens en plein accouplement, dans un environnement souterrain et sans équipement complexe. Finalement, il a utilisé une méthode très ancienne, en mettant d’abord les couples dans de l’eau presque bouillante (environ 80°C) et en les conservant ensuite dans de l’éthanol. Entre-temps, une quatrième espèce troglodyte de Neotrogla a été découverte et décrite (Lienhard & Ferreira, 2013).

Des spécimens des quatre espèces ont été fixés en position de copulation et envoyés au Japon pour examen. Les résultats constituèrent la preuve triomphale de l’intuition de Lienhard et de l’hypothèse de Yoshizawa ; le gynosome érigé s’insérait précisément dans la cavité génitale masculine dans chaque cas. Cette inversion morphologique n’avait jamais été vue auparavant !
À ce stade, Yoshitaka Kamimura, un expert en biologie évolutive à l’Université Keio, qui avait beaucoup travaillé sur l’accouplement des perce-oreilles, a rejoint l’équipe pour aider à interpréter les résultats. Le pénis féminin a ensuite été dévoilé dans toute sa splendeur (Yoshizawa et al., 2014), le néologisme « gynosome » étant supprimé du titre car « pénis féminin » est plus facile à comprendre et beaucoup plus accrocheur. Cette fois, l’impact a été énorme, la presse reprenant avec avidité l’idée d’un vagin masculin et d’un pénis féminin et des anecdotes telles que la copulation qui dure entre 40 et 73 heures (une rotation du personnel du laboratoire de Ferreira effectuait des observations toutes les 30 minutes).

Le débat sur l’utilisation du terme « pénis féminin » a conduit à suggérer que « pénis » ne devrait pas du tout être utilisé chez les invertébrés parce que les structures portant ce nom ne sont pas homologues les unes aux autres, et qu’un terme plus neutre comme « organe intromettant » devrait être utilisé à la place (Baker & Hayssen, 2024).
L’article de Yoshizawa et al. fait le postulat que les grands spermatophores (des capsules qui renferment le sperme) transférés du mâle par l’organe d’intromission de la femelle servent non seulement à la fécondation, mais pourraient également représenter des dons nuptiaux de nutriments dont les femelles, vivant dans un environnement très pauvre en nutriments, ont besoin pour faire mûrir leurs œufs. Contrairement à la situation normale, la femelle est donc fortement incitée à s’accoupler le plus souvent possible, tandis que le mâle y investit beaucoup de nutriments et est donc plus réticent. Cet article a reçu le prix Ig Nobel de biologie 2017 (un prix décerné aux travaux qui « font d’abord rire, puis font réfléchir »), ce qui a donné lieu à une nouvelle exposition dans la presse.
Les découvertes ne se sont pas arrêtées là ; en 2018, l’équipe a utilisé l’imagerie micro-CT pour révéler la première valve de commutation biologique jamais découverte, un mécanisme qui permet à la femelle Neotrogla de maintenir simultanément deux spermatophores sur la plaque spermathécale (c’est-à-dire, une partie plus épaisse à la paroi de la spermathèque, où les spermatozoïdes pénètrent) (Yoshizawa et al., 2018a).

Plus récemment, des analyses génétiques ont suggéré qu’un pénis féminin avait évolué indépendamment chez Afrotrogla et Neotrogla (Yoshizawa et al., 2018b) et ont démontré une vicariance de l’ouest du Gondwana dans l’évolution de la sous-famille à laquelle appartiennent Neotrogla, Afrotroga et Sensitibilla (Yoshizawa et al., 2019a), correspondant à l’hypothèse de Lienhard (Lienhard, Oliveira do Carmo et Lopes Ferreira, 2010). Cheng et al. (2023a) a utilisé le micro-CT pour découvrir un nouveau muscle utilisé pour ériger le pénis féminin. Un deuxième article (Cheng et al., 2023b) a examiné la coévolution des organes sexuels masculins et féminins et a conclu que les mâles ont probablement un rôle à jouer dans la prise de décision de s’accoupler ou non. En effet, il n’existe pas de mécanisme dans les ensembles d’organes de mâle ou de femelle qui pourraient endommager l’autre partenaire, contrairement à d’autres espèces d’insectes qui ont des épines ou crochets dans leurs organes génitaux.
Cependant, la question la plus fondamentale de la biologie évolutive reste ouverte : pourquoi un pénis féminin a-t-il évolué dans ce petit groupe d’insectes des cavernes ? Certaines hypothèses donnant des réponses préliminaires à cette question ont été publiées dans BioEssays (Yoshizawa et al., 2019b).
→ Baker Z. & Hayssen V. 2024. A practical guide to avoiding biased communication in reproductive biology. Integrative and Comparative Biology 64: 717-733. https://doi.org/10.1093/icb/icae138
→ Cheng Z., Kamimura Y., Ferreira R.L., Lienhard C. & Yoshizawa K. 2023a. Acquisition of novel muscles enabled protruding and retracting mechanisms of female penis in sex-role reversed cave insects. Royal Society Open Science 10:220471. https:// doi. org/ 10. 1098/ rsos. 220471
→ Cheng Z., Kamimura Y., Ferreira R.L., Lienhard C. & Yoshizawa K. 2023b. Are males just passive? Coupling mechanism of the Brazilian cave insects with inverted genitalia. The Science of Nature 110.26. https://doi.org/10.1007/s00114-023-01855-8
→ Lienhard C. 2007. Description of a new African genus and a new tribe of Speleketorinae (Psocodea: ‘Psocoptera’: Prionoglarididae). Revue suisse de Zoologie 114: 441-469).
→ Lienhard C. 2024. Taxonomie: Berufung und Beruf! Betrachten, beobachten, beschreiben, benennen – bewundern! Entomologische Nachrichten und Berichte 68: 300-306.
→ Lienhard C., Carmo T.O.D., Ferreira R.L. 2010. A new genus of Sensitibillini from Brazilian caves (Psocodea: “Psocoptera”: Prionoglarididae). Revue suisse de Zoologie 117:611–635.
→ Lienhard C, Ferreira R.L. 2013. A new species of Neotrogla from Brazilian caves (Psocodea:’Psocoptera’: Prionoglarididae). Revue suisse de Zoologie 120:3–12.
→ Yoshizawa K., Ferreira R.L., Kamimura Y., Lienhard C. 2014. Female penis, male vagina, and their correlated evolution in a cave insect. Current Biology 24:1006–1010. https:// doi. org/ 10. 1016/j. cub. 2014. 03. 022
→ Yoshizawa K., Kamimura Y., Lienhard C., Ferreira R.L., Blanke A. 2018a. A biological switching valve evoluved in the female of a sex-role reversed cave insect to receive multiple seminal packages. eLife 7:e39563. https:// doi. org/ 10. 7554/ eLife. 39563
→ Yoshizawa K, Ferreira RL, Yao I, Lienhard C, Kamimura Y. 2018b. Independent origins of female penis and its coevolution with male vagina in cave insects (Psocodea: Prionoglarididae). Biology Letters 14:20180533. https:// doi. org/ 10. 1098/ rsbl. 2018. 0533
→ Yoshizawa K., Lienhard C. & Yao I., Ferreira R. L., 2019a. Cave insects with sex-reversed genitalia had their most recent common ancestor in West Gondwana (Psocodea: Prionoglarididae: Speleketorinae). Entomological Science 22: 334-338.
→ Yoshizawa K., Ferreira R.L., Lienhard C., Kamimura Y. 2019b. Why did a female penis evolve in a small group of cave insects? BioEssays 41:1900005. https:// doi. org/ 10. 1002/ bies. 20190 0005